André Comte-Sponville : “Montaigne propose une sagesse pour ceux qui ne sont pas des sages

Comment avez-vous découvert Montaigne ? Qu’est-ce qui vous a marqué chez lui ? 

André Comte-Sponville : Je ne l’ai vraiment lu qu’assez tard, vers la trentaine, poussé par l’admiration que lui portaient Nietzsche, Gide, Alain ou Marcel Conche. C’est une lecture qui m’a paru à la fois difficile, parce que son français n’est plus tout à fait le nôtre, et incroyablement savoureuse, d’abord par la beauté de la langue et l’incroyable génie littéraire de Montaigne, cette écriture tellement libre, tellement vivante, comme s’il improvisait en permanence ! Peu à peu j’ai appris à connaître et à aimer l’homme qu’il était, qui se peint dans les Essais. Puis à admirer sa pensée, elle aussi très souple et libre (pas d’esprit moins dogmatique que le sien), mais plus profonde et plus rigoureuse qu’on ne le croit souvent. Enfin, il m’a aidé à concevoir ce que pourrait être une sagesse désillusionnée : une sagesse pour ceux qui ne sont pas des sages, qui n’envisagent même pas de le devenir, mais qui ont la sagesse au moins de l’accepter !

“Montaigne, qui a été confronté à la peste, m’a servi à relativiser la gravité de la pandémie actuelle, et à résister à l’espèce de panique qui s’est emparée d’une partie de la population”
André Comte-Sponville

Pourquoi avez-vous mobilisé l’auteur des Essais pour penser la pandémie de Covid-19 ? 

Parce que les médias semblaient découvrir soudain que nous sommes mortels ! Vous parlez d’un scoop ! Montaigne déjà s’étonnait que les gens pensent si peu à la mort, qui nous attend tous. « Ils vont, ils viennent, ils trottent, ils dansent, de mort nulles nouvelles ! » Mais quand elle arrive, ajoute-t-il, ou quand elle frappe nos proches, quel effondrement, quelle angoisse, quel désespoir ! Lui nous apprend à accepter la mort sans en avoir peur, avec « nonchalance », comme il dit. Comment aimer la vie sans accepter la mort, qui en fait partie ? C’est ce que résume cette formidable formule de Montaigne, que j’ai souvent citée durant le confinement : « Tu ne meurs pas de ce que tu es malade, tu meurs de ce que tu es vivant. » Ajoutons que Montaigne, lui, a été confronté à la peste. C’était quand même autre chose que le Covid-19 ! Taux de létalité de la peste : entre 50 et 100 %. Taux de létalité du Covid-19 : entre 0,5 et 0,7 %, soit 100 fois moins ! Bref, Montaigne m’a servi à relativiser la gravité de la pandémie actuelle, et à résister à l’espèce de panique qui s’est emparée d’une partie de la population. On ne parlait plus que de « cauchemar », de « tragédie », de « peur au ventre »… Cela m’a paru exagéré, et Montaigne m’a aidé à faire passer le message.