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 Philosophie magazine : les grands philosophes, la préparation au bac philo, la pensée contemporaine
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Illustration © Mathieu Poupon pour PM

Amo. Le philosophe africain des Lumières

Martin Duru publié le 17 août 2016 25 min

Connaissez-vous Anton Wilhelm Amo ? Ce nom ne vous évoque peut-être rien, mais son destin est extraordinaire. Arraché au XVIIIe siècle à sa terre natale, au bord du golfe de Guinée, et « offert » à un prince allemand, il deviendra le premier Noir docteur en philosophie d’une université européenne. Un parcours hors norme propice à bien des récupérations, mais aussi une pensée à découvrir.

 

Ce fut par le plus grand des hasards. Une professeure de philosophie proche du journal s’apprêtait à intégrer un programme d’aide à des élèves en situation de décrochage scolaire, à Sarcelles. Avant d’animer son premier atelier, elle fut briefée par une collègue : les adolescents posent souvent des questions qui défient le politiquement correct. Parmi elles, l’une revient avec insistance : « La philosophie n’est-elle pas une invention et un discours de Blancs ? Y a-t-il eu dans l’histoire des philosophes noirs, africains ? » Selon cette collègue, un nom pouvait être avancé : celui d’Anton Wilhelm Amo, penseur des Lumières. Réaction de la professeure ? La même que la nôtre : Amo ? Jamais entendu parler. Interloqué, on ouvre l’épais Dictionnaire des philosophes paru aux Presses universitaires de France. Rien. Persévérant, on consulte un dictionnaire des noms propres. Rebelote, nada. On googlise alors le nom. Et là, on découvre que la page qui lui est consacrée sur Wikipédia est assez fournie. Qu’il existe des ouvrages et des articles entiers, des blogs de spécialistes sur lui. Bref, cet Amo a tout de l’inconnu célèbre. Avec cette particularité : « Il est sans doute, dixit Wikipédia, la première personne originaire d’Afrique subsaharienne à avoir étudié dans une université européenne, et le premier Africain à avoir obtenu un doctorat dans une université européenne. »

Le philosophe africain des Lumières. Le scénario est presque trop « énorme »… On hésite – depuis quand la couleur de la peau aurait-elle une importance lorsqu’il s’agit de philosopher ? N’est-il pas suspect, pour ne pas dire plus, de s’intéresser à un penseur seulement parce qu’il est Noir ? Puis on commence à lire, à approfondir son histoire. Et l’on est pris. Et l’on se lance.

Au commencement, le déracinement. C’est un enfant âgé d’à peine 4 ans que l’on emmène vers l’Europe. Le flou entoure sa naissance : il est possible qu’il ait vu le jour en 1703, à Axim ou dans une localité proche de cette ville côtière, située au sud-ouest de l’actuel Ghana. À l’époque, toute la zone du golfe de Guinée est l’objet des convoitises des puissances européennes. Elles y installent des forts à vocation militaire et commerciale, se répartissent ou conquièrent de nouveaux territoires au gré d’intenses rivalités. D’abord aux mains des Portugais, Axim passe sous tutelle hollandaise en 1642. Lorsque l’enfant naît, c’est un important port et centre de production. De l’or y est acheminé des terres ; on y vend aussi du sel, du riz, des produits agricoles et artisanaux. Mais une autre marchandise transite par les forts des Européens : des hommes. Ils sont enchaînés, destinés à être convoyés vers le Nouveau Monde. La traite des esclaves a commencé dès l’installation des Portugais, elle s’est accélérée dans la seconde moitié du XVIIe siècle. Côté hollandais, c’est la toute-puissante Compagnie des Indes occidentales qui chaperonne les basses œuvres du commerce triangulaire.

L’enfant, donc, est embarqué sur un navire. Comment s’est-il retrouvé là ? Premier scénario, le plus rocambolesque, le moins crédible aussi : il aurait été kidnappé par des pirates, tandis qu’il s’amusait sur une plage avec ses camarades. Deuxième scénario, le plus édifiant, mais qui reste improbable : à l’instar de tant d’autres, il aurait été vendu comme esclave. Troisième scénario, le plus plausible : il aurait été repéré à Axim par un pasteur hollandais qui l’aurait envoyé en Europe afin qu’il suive une éducation religieuse. Toujours est-il qu’en 1707, un bateau de la Compagnie des Indes occidentales le dépose à Amsterdam. Mais au lieu d’être placé dans un pensionnat, il est « offert » à un aristocrate ayant de bonnes relations avec la Compagnie. Le voici confié au duc Anton Ulrich (1633-1714), qui règne sur la principauté de Brunswick-Wolfenbüttel. C’est un promoteur des arts et des sciences, possesseur d’une impressionnante bibliothèque et écrivain. On peut supposer que ce duc éclairé accueille l’enfant avec des sentiments philanthropiques. Toutefois, il convient d’indiquer que ce type de « cadeau » était monnaie courante en ce temps où les grands de ce monde se plaisaient à s’entourer de Noirs d’Afrique – signes ostentatoires de richesse et de progressisme, amenant un frisson d’exotisme à la cour ?


© Mathieu Poupon pour PM

Une identité entre deux héritages

Juillet 1707 : les archives de la chapelle locale mentionnent qu’un « petit Noir » (« ein kleiner Mohr » – « Mohr » ayant aussi la signification péjorative de « Nègre ») a été baptisé. Il reçoit deux prénoms, celui du duc, Anton, et celui de l’un de ses fils, appelé à lui succéder, Wilhelm August. Son identité civile est fixée, au carrefour de deux héritages : il s’appellera Anton Wilhelm Amo (Amo étant apparemment son nom de naissance). De son enfance et de son adolescence, on ne sait rien d’assuré. Comment était-il regardé dans la haute société ? A-t-il servi comme page, comme l’ont affirmé certains biographes ? A-t-il rencontré Leibniz, qui fut bibliothécaire à Brunswick-Wolfenbüttel ? Une certitude : les Ulrich se posent comme ses protecteurs et ses mécènes. Entre 16 et 18 ans, Amo touche des sommes d’argent qui financent son éducation. Dans une académie locale puis une université voisine, il acquiert une formation classique. Ce n’est qu’un début. Il a déjà quitté la cour.

Une notation manuscrite sur un registre d’inscription de faculté. À côté de son nom, il a lui-même écrit Ab Aximo in Guinea Africana (« d’Axim en Guinée, Afrique »). C’est avec le souci de marquer ses origines qu’Amo s’immatricule, le 9 juin 1727, à l’université de Halle, ville rattachée au royaume de Prusse. Créée en 1694, l’institution s’impose comme un bastion des Lumières naissantes dans le monde allemand. Entre ces murs, la raison entame son combat contre les forces de la tradition et du cléricalisme, avec des figures de proue comme le métaphysicien Christian Wolff (1679-1754), qui élabore un vaste système embrassant la totalité ou presque des disciplines. Cependant, la cause univoque de Dieu possède encore de puissants zélateurs à Halle. Le camp des théologiens conservateurs obtient ainsi, avec l’appui du roi de Prusse Frédéric-Guillaume Ier – souverain tenant l’intellectualité en aversion –, le renvoi de Wolff, forcé à l’exil sous peine de pendaison…

“Lorsque le prince-électeur de Saxe visite l’université de Halle, c’est Amo qui dirige la cérémonie”

C’est dans cette arène qu’Amo débarque et plonge. Il y poursuit sa formation, notamment en philosophie, et se spécialise en droit. En 1729, il livre un premier travail universitaire en latin, qui lui vaut le grade de Magister Legens (l’équivalent de docteur en droit). Le sujet est explosif et le concerne au plus près : il s’agit d’une Dissertation sur les droits des Maures en Europe (« Maures », maurorum en latin, étant synonyme ici de « Noirs »)… Las ! cette contribution a été perdue. Son contenu, néanmoins, est résumé dans une notice d’une revue locale. Dans un premier temps, Amo effectue un détour par l’Histoire et le droit : il montre que, dans l’Antiquité, les empereurs romains faisaient des « rois » des provinces d’Afrique leurs « vassaux », habilités à gouverner par un « mandat ». Traduisons : les chefs et les sujets africains de l’Empire possédaient un statut juridique et avaient à ce titre la garantie de droits imprescriptibles. Dans un second temps, revenant vers son époque, Amo se demande dans quelle mesure « la liberté ou la servitude des Maures amenés en Europe par les chrétiens, est conforme aux lois communes ». Impossible d’être formel, mais il est vraisemblable qu’Amo, de manière explicite ou oblique, ait dénoncé l’esclavage comme une pratique illégale… Un pionnier de l’abolitionnisme ? Deux points saillants : tout d’abord, il aborde la question non sur le plan des affects, mais sur le terrain dépassionné, rationnel, du droit ; ensuite, on devine une tonalité irrévérencieuse dans son propos. En son temps, l’Empire romain est un modèle mythifié ; en outre, Amo mentionne Justinien, empereur byzantin ardemment chrétien. Si une personnalité de cette stature a accordé l’autonomie aux Africains, les chrétiens du XVIIIe siècle qui se réclament de lui et de Rome tout en acceptant l’esclavage ne sont-ils pas pris en flagrant délit d’incohérence et même d’hérésie ? La traite n’est-elle pas un scandale au carré, double offense faite à la raison et à la religion ? Amo aurait par conséquent manié des références hautement stratégiques pour secouer ses contemporains, renverser contre eux leur propre héritage. Une manœuvre subtile, à l’ironie mordante : plutôt culotté en contexte.

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