Une dette (Deleuze, Duras, Debord)

Une recension de Marion Rousset, publié le

Comment avez-vous rencontré Gilles Deleuze, Marguerite Duras et Guy Debord ?

C’est Marguerite Duras que j’ai rencontrée le plus tôt. J’avais 20 ans. Elle présentait Détruire, dit-elle, au festival de cinéma de Pézenas, dans l’Hérault. Alors qu’elle était accablée par la mauvaise réception de son film, je l’ai défendue publiquement. C’est ainsi que nous sommes devenus amis. Gilles Deleuze était d’un contact infiniment plus rêche. J’ai toujours senti un dédain de sa part, et même une agressivité à mon égard. Je crois qu’il méprisait toute personne qui montre qu’elle s’égare. Pour lui, ce n’était pas une attitude philosophique. Je l’avais appelé à propos d’un texte fumeux, comme on en écrit à 23 ans, que je lui avais envoyé. Il avait été très caustique. On a fini par s’engueuler. Quelques années plus tard, dans le cadre de mon procès, Gilles Deleuze a été appelé à la défense. J’ai été très marqué par son humilité. Guy Debord, enfin, m’a été présenté en 1987 par un ami. Ce fut un vrai coup de foudre. Il était tout sauf ce qu’on en a dit : très critique, bien sûr, mais aussi drôle et chaleureux. Pour moi, la pensée est incarnée. En bon spinoziste, je pense qu’il faut s’approcher de son être.

 

Que vous ont-ils apporté ?

D’abord une grande jovialité, même dans le désespoir. Ils ont tous les trois fini par se tuer : une à long feu par l’alcool, l’autre en se défenestrant et le dernier en se mettant deux balles dans la tête. Ils m’ont transmis un regard critique, acéré, sur le monde et une exigence catégorique dans le rapport à autrui. Dans la lignée de Leibniz et Spinoza, ils imposaient comme seule ligne de conduite la prise en compte d’autrui. La particularité de Deleuze, c’est de m’avoir guéri de toute spontanéité. Dès que j’essaie de me vendre ou de faire le joli cœur, je suis arrêté net dans mon élan. Tout acte de prostitution m’est renvoyé en pleine figure. L’apport de Debord est différent. Je ne peux que me sentir proche d’un homme qui pense la guerre avec autant d’assiduité que lui. Quant à Duras, elle a encore eu une autre fonction. Cette femme d’une autre génération que moi m’a beaucoup aidé matériellement, par ses conseils, son écoute.

 

Qu’ont en commun ces « 3 D » ?

Le cinéma est l’un de leurs points communs. Deleuze a écrit dessus, Duras et Debord en ont fait. Mais les « 3 D », c’est surtout douleur, durée, distance… Cette équation à trois inconnues, chacun d’entre eux, dans des champs différents, l’a tramée. Il faut maîtriser la douleur pour survivre, calculer la durée pour persister, la distance étant la chose la plus difficile à acquérir.

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