Théorie des après-guerres : Remarques sur les relations franco-allemandes depuis 1945

Une recension de Nicolas Truong, publié le

Plutôt que faire semblant de s’aimer, autant divorcer. Au lieu de chercher à se ressembler, autant s’ignorer. Ces conseils conjugaux devraient guider le couple franco-allemand, qui ne cesse de patiner, explique Peter Sloterdijk, dans un essai ironique de philosophie politique. Traité constitutionnel contre Union pour la Méditerranée, rigorisme diplomatique versus ostensible tape dans le dos… La mésentente franco-allemande, illustrée par la différence d’approche de la crise géorgienne entre Angela Merkel et Nicolas Sarkozy, ne provient pas que du choc de leurs personnalités. Mais de la manière dont ces nations ont appréhendé l’après-guerre, assure ce philosophe allemand francophone et francophile.

« Épuisés par les excès et les dépenses de l’ère 1914-1945 », les Allemands « ont tourné le dos aux passions historiques », alors que les Français, « falsifiant les résultats de la guerre », continuent de jouer les matamores de l’histoire. Honteuse et vaincue, la patrie de Kant et d’Eichmann a tranché contre « le style tragique et épique de l’existence », troqué l’héroïsme pour le consumérisme. En apparence victorieuse, celle de Descartes et de Gaulle a opté pour la grandeur politique et le style emphatique. Anticipant le jubilé de l’an 2012, qui marquera le cinquantième anniversaire du traité d’amitié franco-allemand signé par de Gaulle et Adenauer, le penseur propose de comprendre les « prétendues relations » entre les deux pays à l’aune d’une singulière théorie de l’après-guerre.

Après chaque conflit, explique-t-il, gagnants et perdants réévaluent leurs propres prémisses culturelles à la lumière des résultats des combats. En général, les gagnants se trouvent confirmés dans leur choix civilisationnel, quand les perdants remettent en cause « leur propre position erronée à l’égard du monde ». Assez voisine d’une Italie qui maquilla le résultat de la guerre en 1918 et s’embarqua de ce fait dans le fascisme, la France réussit le coup de génie d’être rangée parmi les nations victorieuses de la guerre, faisant presque oublier la débâcle de juin 1940.

Il en résulte deux psychogéographies radicalement opposées. D’un côté du Rhin, une Allemagne reconstruite, développée, réconciliée et sans tentation impériale, mais touchée par « le syndrome de la faiblesse arrogante ». De l’autre, une France présidentialiste et impérieuse qui souhaiterait que l’Élysée devienne une « Maison-Blanche européenne ». Comment concilier une fédération sortie de l’histoire et une nation qui cherche encore à y laisser son empreinte ? Impossible. Car « il ne peut exister aucune relation » entre la France et l’Allemagne, tout juste « une non-attention réciproque et bienveillante », ironise Sloterdijk. Et d’adresser, aux duellistes du monde entier (Inde et Pakistan, Israël et Palestine, etc.), la devise paradoxale de l’amitié franco-allemande à venir : « Faites comme nous, ne vous intéressez pas trop les uns aux autres ! » Une philosophie politique à l’usage de tous les « anciens partenaires de haine ».

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