Survivre à tout prix ?

Une recension de Martin Legros, publié le

« Est-il coupable celui qui dénonce sous la torture ? » Peut-on porter un jugement sur ceux qui ont été conduits à pactiser avec l’ennemi pour échapper à la mort ? À cette terrible question que Primo Levi posait à la fin de sa vie, nous ne voulons plus répondre, soutient le sociologue et philosophe belge Jean-Marie Chaumont. Parce que nous suspectons que nous n’aurions pas résisté nous-mêmes. Parce que nous avons fait de l’attachement forcené à la vie une valeur absolue et de la figure du survivant un héros. Et pourtant, il faut l’affronter si nous voulons être capables de « défendre notre âme ». Loin de toute moraline, cet essai cherche un chemin de réponse à travers trois « terrains » d’enquête : celui des militants communistes belges arrêtés et torturés par la Gestapo et qui eurent à répondre des accusations de trahison ; celui, ensuite, des déportés de Treblinka qui acceptèrent d’intégrer les Sonderkommandos et qui eurent à répondre de collaboration à l’extermination ; celui, enfin, des femmes violées d’hier et d’aujourd’hui, dont les récits attestent du remords persistant « d’en être sortie vivante au lieu d’avoir préféré se faire tuer – ma survie étant une preuve qui parle contre moi », comme le dit Virginie Despentes. Les tortionnaires, les bourreaux et les violeurs sont évidemment les vrais coupables de ces crimes. Mais leur perversité est de chercher à rendre leurs victimes complices. Et tout l’enjeu est de savoir s’il faut accepter ce pacte, ruser avec l’ennemi ou s’y refuser en risquant de perdre la vie… mais en sauvant son honneur.

Depuis des temps immémoriaux, un code moral est à l’usage de l’humanité pour affronter cette épreuve : le code de l’honneur. Il en appelle à la disposition des individus à sacrifier leur vie lorsque la survie du groupe est en jeu. Ce code a été emporté par les catastrophes du XXe siècle. Et Chaumont ne croit pas qu’il soit possible de le restaurer. Il plaide cependant pour la formulation démocratique de « protocoles sacrificiels » qui permettraient de formuler les attentes que l’on est en droit de se faire sur le comportement des autres en pareilles circonstances. Au terme d’une enquête qui mobilise aussi bien Tite-Live, Shakespeare, Montesquieu, Durkheim que Levinas, on est saisi par l’audace de l’auteur qui pose des questions dérangeantes sur le « dévergondage » des individus, rappelle l’assimilation antique de la figure du gladiateur et de la prostituée auxquels on reproche de « s’être laissé prendre vivant[s] » pour déboucher sur une critique de la domination masculine d’une extraordinaire actualité. On ne sort pas indemne d’une telle lecture.

À lire en écoutant : le lacrimosa du Requiem, de Wolfang Amadeus Mozart, dirigé par Philippe Herreweghe.

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