Red Pill

Une recension de Philippe Garnier, publié le

Aux portes de l’enfer

Un universitaire américain rencontre le créateur d’une série ultraviolente. Confronté à cette personnalité raciste et nihiliste, il constate son incapacité à le contrer.

 

Prenez la pilule bleue, et vous verrez le monde sous un jour réconfortant mais illusoire, prenez la pilule rouge, et vous le verrez sous son vrai jour, c’est-à-dire violent, chaotique et désespérant. Tel est le choix qui, dans le film Matrix, est offert au personnage interprété par Keanu Reeves. Le narrateur de Red Pill, lui, n’hésite pas sur la couleur : cet universitaire américain quadragénaire vivant à Brooklyn se sent en proie à un « trouble profond et insaisissable », qui sape le socle de ses croyances et de ses représentations. Cherchant à mettre à distance son univers quotidien, il accepte une résidence d’écriture en Allemagne sur le lac de Wannsee. Créé par un mécène qui fit fortune dans un pigment blanc à base de dioxyde de titane, le Centre Deuter exige de ses résidents un rythme de travail soutenu et une certaine convivialité. Pour le narrateur, ces conditions se révèlent invivables. Parmi les résidences cossues du lac se trouve la villa  Marlier où fut signé en 1942 le protocole de la Solution finale. Sur la rive s’élève aussi la pierre tombale de Kleist, qui mit fin à ses jours en 1811 avec une partenaire de suicide.

Peu à peu, ce cadre hivernal se charge d’une menace diffuse. L’anxiété du narrateur se creuse progressivement, devenant une loupe grossissante qui déforme le moindre élément du décor et de l’atmosphère. Se sentant surveillé en permanence, incapable de travailler, le narrateur s’immerge dans Blue Lives, série ultraviolente dont les répliques semblent inspirées de l’œuvre de Joseph de Maistre. Un policier sadique nommé Carson n’y déclare-t-il pas : « La terre entière, continuellement imbibée de sang, n’est rien d’autre qu’un autel immense où tout ce qui vit doit être immolé sans fin…» ?

Quel avenir pour l’esprit des Lumières ? Telle semble être la question qui hante le roman. Après avoir rencontré Anton, l’auteur de Blue Lives, le narrateur est confronté à un redoutable défi. Face à cet ennemi déclaré des Lumières, raciste, nihiliste, mais cohérent et lucide, il perd ses repères et comprend l’insuffisance de ses propres arguments. Cette bataille métaphysique contre l’autre et contre soi-même le mène à Paris, en Écosse et enfin à New York. Avec un sens obsessionnel du détail, qui rappelle le réalisme phobique d’un David Foster Wallace, l’écrivain anglo-indien Hari Kunzru campe ses personnages aux portes de l’enfer.

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