Où j'ai laissé mon âme

Une recension de Alexandre Lacroix, publié le

Quel est le pire, quand on commet le mal ? Est-ce d’assumer pleinement ses actes ? Ou, au contraire, de ressentir du dégoût et des réticences morales, mais de commettre le mal quand même ? Tel est le problème philosophique que pose le roman choral, lyrique et sombre de Jérôme Ferrari, Où j’ai laissé mon âme, qui domine cette rentrée littéraire.

L’action est située en 1957 durant la guerre d’Algérie, à la villa Saint-Eugène, où une « section spéciale » de l’armée française a établi ses quartiers. Cette section a pour mission d’obtenir des renseignements, c’est-à-dire de démanteler les réseaux du FLN en capturant ses membres un à un, puis en leur faisant avouer l’identité de leurs camarades. À la villa Saint-Eugène, les soldats français torturent, et Jérôme Ferrari se penche sur deux d’entre eux, le capitaine André Degorce et son lieutenant Horace Andreani. Formellement, tous deux font la même chose. Certes, les interrogatoires de Degorce intègrent plus de subtilité psychologique, puisqu’il accepte de parler de lui, de s’abaisser voire d’être injurié par les prisonniers qu’il interroge, pour mieux saisir en eux la seconde d’ouverture, ce moment précis où ils baissent la garde et où une ultime décharge de violence leur fera cracher le morceau. Quant à Andreani, il brutalise plus franchement. Mais qui est le pire d’entre eux, lequel mérite la damnation éternelle (Ferrari cite de façon voilée les Testaments) ? Est-ce André Degorce, qui se sent souillé ? Pas sûr : ses atermoiements et sa sensiblerie le font passer pour un médiocre. Il aggrave son cas, comme l’ivrogne qui chaque soir bat sa femme puis lui demande pardon en pleurnichant. Andreani, lui, a accès à la pureté de l’expérience du mal, à la positivité du négatif. Aussi est-il moins certain d’y laisser son âme : peut-être au contraire la trempe-t-il, comme une lame d’acier. Où l’on comprend le tour de force de Ferrari : il n’a pas traité de la torture avec les outils de l’historien, de la science politique ni de la philosophie morale, mais sous un angle intimiste, en posant la question taboue : que fait le bourreau de sa propre humanité ?

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