Mon maître et mon vainqueur 

Une recension de Philippe Garnier, publié le

L’amour, comme la littérature, n’est pas étranger à la réminiscence. Comme les amants, l’auteur et son lecteur partagent parfois une même hantise, au sens propre du terme, c’est-à-dire une présence qui les hante. Dans Mon maître et mon vainqueur, un amour extrême entre en résonance avec la passion qui lia Rimbaud et Verlaine. Ainsi Vasco tombe amoureux de Tina, et pour lui, c’est la foudre. Les Illuminations et les Poèmes saturniens servent de viatique aux amants. Mais la belle est sur le point d’épouser l’homme dont elle a eu des jumeaux. Elle l’aime aussi, du moins le dit-elle. Or, dans une histoire d’amour, le langage produit souvent du réel, c’est-à-dire des sentiments. Là mieux qu’ailleurs, il accomplit son pouvoir performatif. Dès lors, pour une Tina déchirée et un Vasco possédé, une double vie s’engage, archivée sur smartphone, à l’ombre du futur époux trompé. Chaque rencontre et chaque texto accroissent le péril. Face à des preuves aussi tangibles, l’issue n’est-elle pas fatale ?

Tout semble déjà accompli chez le juge d’instruction, où le narrateur fait sa déposition devant deux pièces à conviction : un carnet et un pistolet. Tout semble accompli et pourtant rien n’a commencé. Tissée de flash-backs, de digressions drolatiques et de monologues intérieurs, cette histoire à rebours se présente d’emblée comme presque résolue. Le lecteur s’en fait une idée trop simple que l’auteur va s’ingénier à compliquer, à détourner, à piéger. L’intrigue peut se raconter de plusieurs façons ou plutôt sur plusieurs supports : elle se déroule poème par poème, à travers un récit codé dans le carnet de Vasco que le juge d’instruction a sous les yeux. Elle se déploie aussi à travers les objets, car Vasco, pour conquérir sa belle, s’est emparé du cœur embaumé de Voltaire conservé à la Bibliothèque nationale dans le socle de son buste sculpté par Houdon. Puis il a acheté aux enchères le fameux pistolet avec lequel Verlaine tira sur Rimbaud en juillet 1873, « un Lefaucheux à six coups de calibre 7 mm, fabriqué à Liège vers 1870 et portant le numéro de série 14096 ». Dans cette intense histoire d’amour, le fétichisme des textes et des objets trouve sa place. Comme si, dans sa banalité universelle, l’éros devait trouver un point d’ancrage dans une lubie, un objet rare, un fétichisme hors norme, stimulant chez les amants le sentiment d’une singularité absolue.

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