Moïse ou la Chine

Une recension de Marie Denieuil, publié le

Si François Jullien se plaît à faire dialoguer « philosophes chrétiens » et « lettrés chinois », c’est moins pour savoir « lequel est le plus croyable des deux, Moïse ou la Chine » que pour « faire sortir enfin » la philosophie de son destin occidental, en la confrontant à un autre système de pensée, et découvrir d’autres « configurations du pensable ». Après s’être ainsi intéressé aux concepts fondateurs de la civilisation occidentale que sont le logos (la « pensée rationnelle » en grec) et l’eidos (l’« idéal »), le philosophe s’intéresse ici à la notion de theos (« dieu »), à laquelle il a dédié un séminaire. Les dix chapitres du livre sont consacrés à mesurer l’écart entre les deux cultures et le « travail de fissuration » qui s’opère dans la conscience européenne lorsqu’elle s’aperçoit qu’une autre histoire s’écrit à l’autre bout du monde, qui ne renvoie aucunement à l’idée de Dieu, ni ne fonde sa puissance sur une supposée universalité de la raison. Le retrait de Dieu dans la pensée chinoise semble signifier un autre rapport au monde et à ce qui est originaire, qui n’est pas celui de l’ontologie et de « l’être présent » grec, mais qui est celui du tao, d’une « voie », qui ne conçoit pas l’être dans sa permanence mais modélise son existence en mouvement. Si le concept de Dieu rencontre une limite à la fois historique, géographique et théorique lorsqu’on le confronte à la civilisation chinoise, ce n’est pas tant que le terrain soit occupé par une autre religion, comme le bouddhisme, mais parce qu’il n’y a pas chez elle d’« attente religieuse ». Ce faisant, François Jullien ouvre donc un espace de discussion entre les cultures, qu’il appelle « l’inter-culturalité ». Mieux, il propose un concept alternatif à celui de Dieu dans un autre essai, L’Incommensurable, qui paraît simultanément. Il invite à ne plus « contenir » le monde dans une idée limitée, incitant plutôt à ouvrir notre regard quotidien à ce concept qui excède l’idée de Dieu : l’« incommensurable ». Cela pourrait bien « changer la vie ».

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