L'Ultime auberge

Une recension de Catherine Portevin, publié le

Ce devrait être l’opus magnum ultimum d’Imre Kertész : « l’histoire de ma mort », annonce le romancier hongrois, prix Nobel de littérature en 2002, qui parachèverait, selon lui, une trilogie commencée avec un kaddish, la prière juive des endeuillés (Kaddish à l’enfant qui ne naîtra pas) et poursuivie avec un suicide, celui de B., le personnage central de Liquidation, né dans le baraquement d’un camp de la mort. L’Ultime Auberge, comme au fond toute l’œuvre de Kertész, s’écrit à l’aube, en buvant, après une nuit de cauchemar, « le lait noir du petit jour », comme dit le poète Paul Celan. Est-ce même un roman que cet ouvrage composé en décomposition, entre des notes prises par l’écrivain (certaines déjà parues dans Sauvergarde, son journal de 2001 à 2003) et des ébauches de récit ? « J’aurai une mort brouillon, écrit-il, comme un mauvais employé mis à la porte qui s’en va la tête rentrée dans les épaules, laissant sur son bureau et dans son secrétaire un désordre tel que ses successeurs ne s’y retrouveront pas. » Oui, cela ne peut être qu’ainsi, fragmentaire, diffracté et épars, le roman de sa mort écrit par celui qui, d’une certaine façon, est déjà mort : déporté à Auschwitz à l’âge de 15 ans, il est le spectre du Juif d’Europe, lui-même vestige d’une « race déterminée par les autres ».

Non sans malice, et avec un « amour ironique de la vie » au-delà de sa souffrance du déclin, de la maladie, de la vieillesse qu’il exècre, Kertész brouille donc les pistes d’une pensée impossible sur la mort, que l’auteur trouve toujours « repoussante » et contre laquelle il refuse les consolations de la philosophie. Et, entre les notes « triviales », émergent soudain deux ébauches du roman où le style flamboie et la voix de l’auteur s’élève comme le chant de l’ultime sonate de Beethoven, cet opus 111 qu’il ne cesse d’écouter et que le pianiste Alfred Brendel qualifiera de « prélude au silence ». Le sublime dernier texte, « Le Docteur Sonderberg », est la méditation d’un écrivain qui voudrait réécrire l’histoire de Lot, le seul homme « pur » de Sodome. Pureté ambiguë puisqu’il faut imaginer Lot en « vagabond moderne, trempé dans tous les jus d’une dictature contemporaine ». C’est à l’aube que s’écrit la « légende de celui qui ne voulait pas rester innocent ». C’est à l’aube qu’il faut quitter Sodome. C’est à l’aube qu’il faut partir.

 

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