L’Ère du toxique
Une recension de Victorine de Oliveira, publié le« Le goût de tes lèvres, ça me fait grimper au rideau / Tu es toxique, je défaille / Avec un goût de paradis empoisonné / Je suis accro à toi / Ne sais-tu pas que tu es toxique ? » chantait Britney Spears en 2003. Si le tube de la pop star connaît depuis quelques années un retour de hype, ce n’est peut-être pas si anodin. Le mot « toxique » est en effet sur toutes les lèvres, au point qu’il semble ironiquement avoir contaminé notre vocabulaire. Une relation amoureuse tourne à la manipulation et à l’emprise ? Toxique. Un patron en réclame toujours plus tout en remettant en question le travail accompli ? Toxique. Un ami ou un parent devient trop envahissant et s’immisce dans chaque recoin de notre vie ? Toxique, encore. En prenant comme point de départ l’omniprésence du toxique pour désigner ce qui force notre psyché en réduisant à néant ses barrières, la psychanalyste Clotilde Leguil relève que nous vivons dans une époque où le risque d’empoisonnement ne concerne plus seulement notre corps mais aussi notre esprit. Quand, en 2021, dans Céder n’est pas consentir (PUF), elle analysait le consentement et ses modalités comme ce qui permet de garder une saine distance avec autrui, l’autrice s’intéresse désormais à ce qui rend les frontières poreuses entre individus qui peuvent dès lors s’infecter psychiquement les uns les autres. Alors que le champ du toxique se limitait auparavant aux substances chimiques, la psychanalyste remarque qu’il concerne désormais les relations interpersonnelles. Étymologiquement, le toxicon désigne en grec le poison dont les soldats enduisaient la pointe de leurs flèches afin de les rendre mortelles à coup sûr. La pratique trouve par ailleurs son origine, non pas chez les Grecs, mais chez ceux qu’ils nommaient « barbares ». Le toxicon vient donc de l’autre, il est une blessure, une ouverture pratiquée par autrui qui lui permet de nous rendre peu à peu étranger à nous-mêmes, parfois jusqu’à la mort.
Cette brèche métaphorique est ouverte par le langage : c’est lui qui nous séduit, nous subjugue et nous fait abdiquer toute réserve. À l’appui de sa démonstration, Clotilde Leguil convoque Robert Musil, Gustave Flaubert ou encore le cinéaste David Cronenberg, tous témoins et narrateurs de la toxicité croissante de notre environnement. Qu’arrive-t-il à l’élève Törless pour qu’il consente à assister soir après soir à la torture d’un de ses camarades de promotion, sans jamais protester ? Qu’arrive-t-il à Emma Bovary pour qu’elle finisse par se suicider en avalant de l’arsenic ? Quant aux personnages des Crimes du futur (2022) que Cronenberg met en scène dans une dystopie ironique et hallucinée, sont-ils même encore humains ? Tous sont coupables d’un excès de jouissance, d’une absence de limites. Törless se laisse séduire par le discours de ses camarades et finit par jouir de la souffrance d’autrui, Emma Bovary se gave de romans d’amour et collectionne les amants jusqu’à plus soif, surtout par ennui, et Cronenberg propose une solution en forme de blague : et si nous nous nourrissions de ce qui nous empoisonne, en l’occurrence le plastique ? Le toxique exige toutefois un véritable remède, tant il se répand à la vitesse du vent. Clotilde Leguil suggère de revenir à la fois au désir, qui précède la jouissance, et au langage, qui permet de décrire l’intoxication et ses effets délétères – à la thérapie en somme. Encore faut-il être sûr de ne pas être monté trop haut pour espérer redescendre, comme s’en inquiétait Britney.
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