Le Saut épique 

Une recension de Frédéric Manzini, publié le

Spécialiste d’un islam qu’il interroge à la lumière de la psychanalyse, Fethi Ben­slama se pose ici une question brûlante : que se passe-t-il dans la tête de ceux qui choisissent de se lancer dans le jihâd guerrier ? L’étude de plusieurs cas cliniques de « radicalisés » l’a conduit à récuser l’explication courante qui voit dans cet engagement un passage à l’acte. D’après la théorie freudienne en effet, le passage à l’acte est un moment d’absence à soi-même et d’incompréhension, alors que, estime Benslama, pour ceux « qui sont entrés dans le combat, il y a au contraire un excès de sens et un franchissement délibéré qui tire sa force de la conjonction du récit et de l’action ». Leur décision relève donc plutôt d’un basculement ou d’un « saut » – le mot rappelle le « saut dans l’inconnu » qu’utilise Kierkegaard à propos de la religion. Plus précisément, Benslama propose l’expression « saut épique » pour désigner ce moment « par lequel un récit se fait action », comme dans les épopées où le personnage accomplit glorieusement sa destinée, quitte à sacrifier son bonheur, sa vie et celle des autres. La mission dont les radicalisés se sentent investis introduit une rupture – souvent marquée sur le plan symbolique par un changement de nom – qui leur donne un nouvel élan en même temps qu’elle leur permet de se défaire d’un passé souvent honteux, d’un sentiment d’injustice ou d’une frustration. Il n’y a même pas besoin du Coran pour cela : il suffit de se raconter un petit « scénario intérieur », comme le ferait un livre dont on s’imagine être le héros.

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