Le Cœur de l’Angleterre 

Une recension de Philippe Garnier, publié le

Dans La Maison du sommeil, publié en 1998, Jonathan Coe inventait une communauté de dormeurs. L’ère Thatcher était en train de s’achever. La Grande-Bretagne avait engrangé les profits de vingt ans de néolibéralisme et semblait menacée de narcolepsie. Dans Le Cœur de l’Angleterre, on retrouve plusieurs personnages de l’œuvre de Coe, mais le monde qui les entoure a changé. La vie de ces membres de l’upper middle class reste policée, légèrement soporifique, et cependant quelque chose est en train de craquer dans la coque du navire. Le chuchotement feutré des clubs de Londres fait place à une rumeur fiévreuse.

Fille de Doug Anderson, un influent journaliste de centre-gauche, la jeune Coriandre s’ennuie dans la maison paternelle du quartier chic de Chelsea. Elle reçoit un texto de son petit ami et le rejoint pour assister au début d’une émeute à Oxford Circus, au centre de Londres. Coe décrit ainsi l’effeverscence de la rue : « Ils passèrent devant une Mazda MX-5 à laquelle on avait mis le feu. Coriandre sentait une énergie prodigieuse dans l’air ambiant et le goût qui lui venait au fond de la gorge n’était pas celui de la fumée qui se dégageait de la voiture en flammes mais le goût vivifiant de la colère. » Coriandre s’encanaille. Elle se sent enfin vivante.

Depuis les émeutes londoniennes de 2011 jusqu’aux premières négociations du Brexit, Le Cœur de l’Angleterre raconte la montée d’une colère à combustion lente. Lutte des classes, conflits raciaux, chauvinisme et xénophobie sapent les fondations d’une société où la mise à distance des émotions était un sport national. Ce lent glissement vers l’abîme trouve sa conclusion dans le chaos du Brexit, ainsi résumé par Nigel Yves, le conseiller en communication de Downing Street, interviewé par Doug Anderson : « On court dans tous les sens comme des poulets sans tête. C’est le grand n’importe quoi. »

Jonathan Coe ne raconte jamais l’événement ex nihilo, il le distille dans la conscience et les humeurs de ses personnages. Il sait que le thymos – c’est-à-dire le cœur ou encore la colère – est l’un des moteurs de l’histoire. Qu’est-ce qui gère ce thymos et diffère son explosion ? demandait Peter Slöterdijk dans Colère et Temps. En Occident, il existait  de vieilles « banques de colère » : le christianisme et le communisme. Elles sont frappées d’obsolescence. Reste un horizon inquiétant où se profile une guerre de chacun contre tous.

Sur le même sujet

Le fil
1 min
Jean-Marie Pottier

Pour la première fois depuis cinquante-cinq ans, l’équipe d’Angleterre de football se trouve à une victoire d’un trophée international. Dimanche soir, elle…

L’Angleterre vue par son football

Article
2 min
Alexandre Lacroix

Il y a dans certains accès de colère ce moment magique – je ne vois pas qui ne l’aurait déjà vécu – où l’on décide de retourner son énergie rageuse…

La grande colère au cœur double

Article
3 min
Alexandre Lacroix

Et si le mariage n’était beau et fécond que s’il était permis d’en partir, comme le soulignait déjà le poète anglais John Milton en 1644 ? L’Union européenne devrait peut-être aider ceux qui ne l’aiment plus à la quitter.