La honte est un sentiment révolutionnaire

Une recension de Frédéric Manzini, publié le

« How dare you ? – Comment osez-vous ? », lançait Greta Thunberg il y a deux ans devant l’assemblée de l’ONU à New York à l’adresse des principaux dirigeants de la planète. Le moyen que la jeune activiste avait choisi pour se faire entendre d’eux – et provoquer une prise de con­science mondiale – était, littéralement, de les couvrir de honte. C’est que, comme l’explique Frédéric Gros, « la honte est un sentiment révolutionnaire ». Avec cette formule empruntée à Marx, il insiste sur l’énergie que donne ce « cri de rage » devenu le moteur de toutes les révoltes, et d’abord des combats politiques. Selon lui, en effet, « la honte est l’affect majeur de notre temps, le signifiant des luttes nouvelles. On ne crie plus à l’injustice, à l’arbitraire, à l’inégalité. On hurle à la honte. » Avec la honte, Frédéric Gros a donc trouvé ce qu’il cherchait dans son précédent livre, Désobéir (Albin Michel, 2017), à savoir une raison suffisante pour nous donner envie de transformer le monde. Loin d’être seulement cette souffrance intime qui pousse au repli sur soi, « la honte, explique-t-il, oscillation douloureuse entre tristesse et colère, connaît un double destin : le destin sombre et froid, qui défigure, conduit à la résignation solitaire ; le destin lumineux et brûlant, qui transfigure, anime les colères collectives ». La honte n’est donc pas honteuse mais utile, quand on se met à avoir honte pour quelqu’un, comme pour le rappeler à sa moralité oubliée : ce « faire-honte » n’était-il pas ce que faisait Socrate à sa manière, quand il humiliait l’ignorance ?

Pour faire de la honte une arme, encore faut-il qu’elle concerne les bonnes personnes. C’est le sens du combat des victimes (de viol ou d’inceste notamment) qui libèrent leur parole pour que la honte « change de camp » et passe du côté des bourreaux. Le propre de la honte est en effet que son sentiment peut être en décalage avec la « situation objective » qui lui correspond : certains devraient avoir honte, alors qu’ils n’éprouvent rien de tel, tandis qu’inversement, d’autres ont honte pour un drame qui leur arrive mais dont ils ne sont pas responsables. On peut même avoir honte d’avoir honte, analyse Frédéric Gros en prenant appui sur Camus qui, dans Le Premier Homme, n’ose d’abord pas dire publiquement que sa mère fait des ménages… avant de comprendre qu’il la trahit en intériorisant le regard du mépris social. Sous toutes ses formes, directement ou de façon plus ambiguë, la honte nous alerte ainsi sur la dignité humaine que nous avons tous en commun. 

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