La Curiosité. Une raison de vivre

Une recension de Catherine Portevin, publié le

Il faut, comme Jean-Pierre Martin, avoir été « à un cheveu » de perdre sa curiosité pour savoir lui rendre un hommage aussi juste. Il sait qu’elle est, comme un « organe vital », aussi fragile que puissante. Chez lui, cet organe vital avait sans doute été blessé pour qu’il se retrouve à 20 ans à rétrécir ses goûts singuliers au profit de la cause unique du marxisme-léninisme. Nous sommes en 1968, Jean-Pierre Martin est étudiant en philosophie. Épris d’absolu, dit-il, « je mourais à moi-même ». Il ira jusqu’à s’établir ouvrier en usine. Alors, lentement, l’éventail s’est redéployé comme on reprend souffle. Aujourd’hui esprit libre, agrégé de lettres et professeur émérite à l’Université, l’écrivain assume la multiplicité de ses expériences et de ses admirations – d’Orwell à Michaux, et même Proust, trop aristo auparavant pour le jeune lettré gauchiste.

Entretenant ce lien vital avec la curiosité, il s’inquiète de la « sécheresse ambiante » d’une époque incurieuse, dans laquelle les nouveaux absolus religieux ou politiques, mais aussi les opinions, arguments et jugements d’experts, et jusqu’à nos propres individualités, ne s’expriment que sur le mode affirmatif. La curiosité, elle, est essentiellement interrogative, elle est éthique du questionnement plus que de la conviction, elle est « le désir de ne pas s’arrêter à une réponse ».

Il faut avouer que la curiosité revient de loin ! Les dieux et les esprits religieux lui ont fait une mauvaise réputation tenace : désir malsain, orgueil démesuré, « creuse et avide curiosité » condamnée par Augustin. C’est l’hybris de Prométhée volant le feu ou celle d’Ève mangeant le fruit défendu de l’arbre de la connaissance. « Celui qui a la foi ne saurait être curieux, insiste Augustin. Il croit sans voir. » Tout est dit ! Mais même les philosophes incrédules la regardent de biais ou de haut. Quand ils ne la rabaissent pas au rang de pulsion futile ou perverse de s’occuper des affaires d’autrui, ils la traduisent en des catégories nobles et rationnelles, mais plus passives, comme l’étonnement et le doute. En somme, dans l’éloge de la libido sciendi, « le désir de savoir », ils louent le savoir plus que le désir. Or, pour Jean-Pierre Martin, cette faculté d’enfance par excellence n’a pas de programme, elle cherche en amateur, tâte, tâtonne, s’active sans compter, et avant d’être désir de savoir, elle est libido vivendi, désir de vivre.

En parcourant par la crête les obstacles à la curiosité (le panurgisme, le snobisme, la paresse, les divertissements…) ou ses pathologies maniaco-dépressives (la dispersion, l’obsession, l’isolement), il rend hommage aux esprits aventuriers : Hérodote, Galilée, Darwin mais aussi Orwell descendant dans les mines du Lancashire ou Simone Weil ouvrière chez Renault… Tous ont voulu aller y voir, et voir de près des mondes inconnus, changer de regard. Certains – les scientifiques – ont transformé la connaissance ; les autres – les « transfuges sociaux » – ont donné à sentir « la concrétude du monde ». Jean-Pierre Martin écrit de très belles pages sur ces expériences extrêmes de déprise de soi par lesquelles, en allant au bout de la curiosité de l’autre, on éprouve aussi la « distance infranchissable » (de classe ou de culture) qui nous en sépare.

Dès lors, la curiosité se souvient de son sens premier, issu du la racine latine cura, « soin » : être curieux, c’est « avoir cure », « se soucier de ». La curiosité est au fond « une attention affectueuse », pour le proche comme pour le lointain. Jean-Pierre Martin nous fait reconnaître « sa chaleur et son inquiétude ».

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