Justice, genre et famille

Une recension de Marie-Pauline Chartron, publié le

Une « révolution dans la pensée politique » : lorsqu’elle s’est éteinte en 2004, c’est en ces termes qu’a été qualifié l’apport de Susan Moller Okin par ses pairs de Stanford, où elle fut professeur de Science politique et d’éthique, ainsi que d’études féministes. Elève du philosophe libéral John Rawls, elle a poursuivi sa Théorie de la Justice en la passant au crible de la critique féministe. Justice, Genre et Famille propose une percutante synthèse entre théorie politique et gender studies. La justice ne peut se passer du genre, et un tel projet n’est possible qu’en déconstruisant le « pivot de toutes les injustices » : la famille. Il aura fallu vingt ans pour que cet ouvrage majeur soit traduit en France.

Le livre demeure d’une saisissante contemporanéité. Si les hommes et les femmes sont égaux en droits, la pensée et les pratiques sont résistantes. La philosophie politique a jusque-là considéré « des chefs de famille mâles » sous couvert de dénominations génériquement neutres. Alors que 82 % des femmes entre 25 et 50 ans sont aujourd’hui présentes sur le marché du travail, 82 % d’entre elles sont encore assignées au repassage, 72 % à la préparation du repas... Persistent nombre d’inégalités issues de la perpétuation des rôles attribués en fonction du genre, cette « institutionnalisation profondément enracinée de la différence sexuelle ».

Mais comment soumettre à des critères de justice le temps passé à des tâches ménagères ? Dialoguant avec Rawls, Nozick et Walzer, Susan Moller Okin oppose aux théories de la justice distributive les iniquités de la sphère privée. Elle a recours au modèle rawlsien de la justice comme équité, sous-tendu par le « voile d’ignorance » : selon Rawls, est juste une institution dont les membres « mutuellement désintéressés » auraient accepté les règles sans connaître à l’avance le statut social qu’ils y occuperaient. Mais elle va au-delà, en incluant le genre, congédié par Rawls comme « non pertinent du point de vue moral », dans les facteurs discriminatoires.

Le verdict de la philosophe féministe visant à une « famille juste dans une société juste » est radical : il faut supprimer le genre. « Dans une société débarrassée du genre, les hommes prendraient équitablement part au travail domestique. Si les normes des institutions sociales voulaient être justes, elles ne pourraient plus tenir pour acquise la majeure partie des tâches que les femmes accomplissent. Elles ne pourraient donc plus exclure les tâches domestiques de l’économie générale d’une réflexion sur la justice. » Etablir la femme comme sujet des théories politiques, faire la lumière sur les petites habitudes et grandes injustices tapies dans les chaumières, former les citoyens au sein de la famille : les jalons posés par Susan Moller Okin ont ouvert un chemin… qu’il reste à parcourir.

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