Compter pour personne. Un traité des absents 

Le disparu, le mort et l’exclu : Daniel Heller-Roazen distingue trois formes de ce qu’il appelle une « non-personne », comme d’autres parleraient de « non-lieux » ou de « non-événements ». Car, remarque le philosophe canadien, les communautés de personnes sont « hantées » par une multitude insaisissable de « non-personnes ». Encore faut-il s’entendre sur le sens de cette expression. Elle ne désigne pas l’autre, l’opposé de la personne, qui s’en différencierait en vertu d’une ligne de partage claire. Au contraire, la non-personne indique une « manière de ne pas être quelqu’un […] qui n’est possible qu’aux êtres humains » : un amoindrissement, une dépossession, temporaire ou définitive, de celui qui était une personne (ou aurait dû l’être) mais ne l’est pas ou plus vraiment. « Une “non-personne” est une personne exactement comme un “non-sujet” est un sujet, un “non-événement” un événement […]. Loin d’être extérieure à la catégorie de la personne, elle lui est inhérente. Cette “non-personne” nomme l’épuisement de la notion à laquelle elle est attachée. […] Le concept même de “personne” abrit[e] en lui la périlleuse possibilité de la non-personne. » Heller-Roazen en explore trois formes. Le disparu, d’abord : la personne qui est partie sans fournir de date de retour et sans indiquer sa destination : « quelqu’un dont la vie continuée ou la mort concevable reste donc inconnue », un « sujet de droit, défini par le défaut d’un corps présent ». L’exclu, ensuite, qui, au contraire de l’absent, « reste physiquement présent dans la société » mais dont les droits « sont réduits, au point que sa personne sociale, juridique et civile peut être frappée de nullité ». Le mort, enfin : « le cadavre humain n’est pas une personne, mais on ne peut pas dire non plus qu’il n’en soit pas une. C’est une non-personne en un sens très particulier », qui interroge depuis des millénaires les contours poreux de la personne humaine.