“Vinland Saga” : quand les vikings déposent les armes
L’histoire du manga Vinland Saga (en cours, 24 tomes parus en France), de Makoto Yukimura, commence aux alentours de l’an 1000, sur la rocailleuse Islande. [Attention, divulgâchis] Thorfinn, est encore enfant lorsqu’il est témoin du meurtre de son père, Thors, ancien héros de guerre ayant renoncé au combat. Ivre de sang et de vengeance, le jeune Thorfinn est dressé comme une bête de guerre sur les navires vikings.
Avec un tel prologue, Vinland Saga, était bien parti pour être... un énième manga de baston. C’était sans compter sur la finesse de Makoto Yukimura, déjà auteur de la série d’anticipation métaphysique Planètes, qui transforme au fil des tomes son héros sanguinaire en pacifiste convaincu. Car Thorfinn rêve du Vinland, un territoire inexploré à l’Ouest (l’Amérique du Nord), où il pourrait créer une société sans armes et sans conflit. Vinland Saga, ou quand une sanglante épopée se transforme en utopie politique.
Une fresque historique
Par les yeux de Thorfinn, Makoto Yukimura raconte avec précision l’époque de la prise du pouvoir de Knut le Grand (994-1035), souverain d’un royaume comprenant les actuels Danemark, Norvège et Angleterre, après avoir renversé son père, Sven à la Barbe fourchue. Avec les razzias vikings sur les côtes, puis la conquête des terres anglaises, Vinland Saga met en scène un peuple de guerriers qui use de la force sur les populations européennes tout en adoptant leurs coutumes – Knut renonçant, par exemple, à ses dieux nordiques pour devenir un roi chrétien. On apprend au passage l’importance de l’esclavage, pilier de l’organisation économique et sociale, dans la société viking. De retour dans l’Islande natale du héros, le lecteur découvre l’institution politique locale, le Thing, le le plus ancien parlement d’Europe, où sont tranchés les litiges et discutées les grandes orientations de la communauté.
La meilleure forme du gouvernement ?
Après une allocution devant le Thing, Thorfinn débat, au tome 24 venant de paraître, avec Halfdan, un notable islandais, de la meilleure forme du gouvernement. Thorfinn veut faire du Vinland un havre de paix, mais son plan n’est à ce stade qu’une déclaration d’intention. Halfdan lui explique alors la fonction sociale du Thing : « Tous les êtres qui vivent sur cette île ont confié au Thing le droit d’user de la force dans les querelles personnelles et les affaires de vengeance […]. le Thing est un système qui monopolise la violence de toute la population de l’île. »
C’est presque mot pour mot l’analyse que fait le sociologue Max Weber du rôle de l’État dans Le Savant et le Politique (1919). À une différence près, que regrette Halfdan : contrairement à l’État moderne, le Thing ne tient son autorité que du respect de la tradition, puisqu’il n’a ni armée ni chef pour la commander. Thorfinn réfléchit, et répond qu’il pourrait y avoir un autre moyen de canaliser la violence que sa monopolisation par l’État : l’échange économique. Si chacun se spécialise, fait commerce de ses biens et de ses talents, imagine Thorfinn, cela organisera une « codépendance ». À la force des armes, Thorfinn espère substituer « la force des marchandises », où « la stabilité de la vie de ces gens devient liée à la stabilité de la nôtre ». Bref, Thorfinn rêve pour son Vinland du « doux commerce » de Montesquieu et d’Adam Smith, la paix basée sur l’échange mutuellement profitable.
Le choix des armes ?
Au Vinland, Thorfinn veut interdire les armes. La hache et la lance, puisque ce sont des outils ayant un usage productif, sont tolérés. Mais l’épée, celle dont on prétend à l’époque qu’elle est « l’âme d’un homme », doit être proscrite. Un Islandais lui oppose que les épées étant nécessaires pour se défendre, elles sont précisément la garantie de la paix par les armes. Pour Thorfinn, c’est tout le contraire : la simple présence d’une épée obligera son porteur à trouver le prétexte de son usage. Comme le philosophe Jacques Ellul, Thorfinn sait que toute nouvelle technologie disponible exige son déploiement : « tout ce qu’il est possible de faire doit être fait », fait dire Ellul à la Technique dans Le Système technicien (1977). Mais un Islandais fait une dernière objection : « Le monde a besoin d’équilibre des forces. »
Yukimura dessine alors une grande planche représentant une balance branlante remplie d’épées, où l’équilibre est maintenu par l’ajout continu de nouvelles armes. Une référence à peine voilée à la course au nucléaire, justifiée par l’« équilibre de la terreur », et qui a tant marqué l’imaginaire du manga japonais. « La technique nous a effectivement placés au milieu d’une centaine de volcans », observait Ellul. Avec l’épée, conclut Thorfinn, « c’est l’enfer qui nous attend ».

Couverture du tome 24 de Vinland Saga (Kurokawa). © Makoto Yukimura/Kodansha Ltd.
Vinland Saga, de Makoto Yukimura (24 tomes en français, le dernier vient de paraître, dans une traduction de Xavier Daumarie) est publié par les éditions Kurokawa. La série est disponible sur le site de l’éditeur, ainsi que chez votre libraire.
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