Vilar et la manière
« Je suis de ceux qui aiment envoyer des lettres et en recevoir, notamment en vacances. Avant de partir au Festival d’Avignon, qui vient de débuter, j’ai ouvert un recueil du genre : Jean Vilar, une biographie épistolaire (2023), paru chez Actes Sud. L’homme de théâtre y échange avec les artistes et les intellectuels à propos de son projet d’art “populaire”… et s’écharpe à ce sujet avec Jean-Paul Sartre.
Jean Vilar s’entoure. On trouve parmi ses correspondants Picasso, Malraux, Cocteau, mais aussi Camus, Barthes ou Glissant. Bachelard, qui lui écrit être “un vieux philosophe qui ne sort plus du monde de ses livres”, s’exclame, après l’avoir vu dans Le Cid : “Quelle Actualité que l’Actualité de la parole ! Oui, merci de me faire réfléchir.” Le volume réunit des échanges incomplets, et parfois les courriers témoignent des contingences du quotidien. Mais entre les lignes se dessine aussi l’itinéraire d’une vie de créateur tendue vers l’accomplissement d’un projet : faire un art “populaire”. Jean Vilar le note ailleurs : “Le mot plaît ou déplaît... Pour moi, il est ma signalisation routière.” Et le mot déplaît effectivement à Sartre. Le philosophe juge dans un entretien que le Théâtre national populaire, que dirige Vilar, étant subventionné, ne saurait être populaire car il dépendrait d’instances politiques. Son interlocuteur signe avec ironie “Jean Vilar, petit-bourgeois” et lui rétorque : “Vous rendez-vous bien compte de la portée de votre jugement, et croyez-vous que j’aie perdu le sens de ce mot : liberté ?” La brouille porte en fait plus profondément sur la nature même du répertoire, du public et sur l’interprétation du terme “populaire”. Pour Sartre, “le TNP n’a pas de public populaire, de public ouvrier. Son public, c’est un public petit-bourgeois, un public qui, sans le TNP et le prix relativement bas de ses places, n’irait pas ou fort peu au théâtre, mais pas un public ouvrier”. Le philosophe parle en termes sociologiques, défendant une littérature destinée à la classe ouvrière, là où l’artiste donne à “populaire” une acception bien plus large et à l’art une ambition universelle, gommant les inégalités.
Alors, vaut-il mieux avoir raison avec Sartre ou tort avec Vilar ? La question demeure actuelle : faut-il s’adresser à des publics particuliers, quitte à transformer l’œuvre en manifeste, ou tabler sur l’universalité d’un propos, quitte à manquer son public voire son sujet ? Persistant dans son travail de décloisonnement, le metteur en scène poursuit sa conversation avec les penseurs et lui offre une forme concrète à Avignon, en créant en 1964 les “Rencontres d’Avignon”, où se réunissent des intellectuels, des artistes et des responsables politiques, avec la conviction que “théâtre populaire signifie apprendre, et apprendre, libérer l’homme”.
Des Rencontres Recherches et Création ont été ressuscitées à Avignon, dans l’esprit de Vilar. J’ai rencontré leur instigatrice, coordinatrice scientifique du département des Sciences humaines et sociales de l’Agence nationale de la recherche, une nuit, lors de l’entracte de Henry VI de Shakespeare en dix-huit heures, qui reste un souvenir impérissable. Nous avons rapidement sympathisé et je participe depuis à cet événement, qui fête sa dixième édition. Je le signale, car il se déroulera la semaine prochaine, lundi 10 et mardi 11 juillet, et fera dialoguer les créateurs avec les chercheurs des sciences humaines – dont Antoine Compagnon, Abram de Swaan, Kate Kirkpatrick, Souleymane Bachir Diagne, Thomas Dodman, David Geselson… –, avec ce défi intact : rendre accessibles et séduisants les domaines les plus pointus. Car “il n’y a pas un répertoire pour un public populaire et un répertoire pour l’élite”. Vilar encore ! »
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