“Toyen. L’écart absolu”. Toyen d’honneur

Les « paradis artificiels » se visitent. Du moins ceux de Toyen, une artiste proche des surréalistes, que le musée d’Art moderne de la Ville de Paris met à l’honneur en organisant une importante rétrospective. Relativement méconnue en France, elle a pourtant compté parmi les grandes figures de l’avant-garde en Tchécoslovaquie, puis à Paris, où elle émigre définitivement après la guerre, alors que son œuvre a été jugée décadente par les fas­cistes, puis par les stalinistes. Marie Čermí­nová adopte son pseudonyme en hommage au « citoyen » français. Avec son compagnon Jindřich Štyrský, elle est l’instigatrice d’un courant artistique – l’artificialisme – qui procède à « l’identification du peintre et du poète », faisant de l’artiste un voyant, mais un voyant aveugle. Car « regarder signifie aussi être dans une certaine mesure aveugle, car il y a des paysages visibles et des paysages invisibles ». Précédant de plusieurs années l’abstraction lyrique, Toyen explore ainsi les possibilités d’une non-figuration non abstraite et s’engage dans une réflexion sur la matière. Annie Le Brun, poète et critique, qui fut elle-même proche des surréalistes et collabora avec Toyen, est la commissaire de l’exposition qui se tient à Paris, après avoir été présentée à Prague et à Hambourg. Selon elle, les chefs-d’œuvre de Toyen, comme Le Paravent, ménagent un extraordinaire espace intermédiaire où peut être formulé ce qui ne l’est pas, où prend forme ce qui n’en a pas. Dans cet espace transitionnel ni objectif ni subjectif – « inobjectif » –, les mots et les images se rencontrent librement et nous atteignent « en deçà de tout appareil rationnel ». Dans un chapitre de L’Espace inobjectif. Entre les mots et les images (Gallimard, 2019) relatif à l’artiste, Annie Le Brun parle ainsi d’« insurrection lyrique » pour définir ces toiles qui, sans jamais rien perdre de leur matérialité concrète, se tiennent à distance du « monde qu’on veut nous faire prendre pour réel ». Pour elle, « si Toyen réussit à pénétrer ainsi là où personne ne s’est risqué, c’est vraisemblablement aussi la conséquence d’un extraordinaire travail sur la matière qui la conduit à en faire surgir, comme un bouleversant contrepoint, les formes jamais vues de l’irréductible solitude de l’être affronté au néant ». Le voilà, « l’écart absolu » qui donne son titre à l’exposition : dans l’obscurité de la matière à laquelle Toyen donne une forme incomparable.