Sommes-nous toujours capables d’hospitalité ?

Après le conflit en Syrie et le retour au pouvoir des talibans en Afghanistan, la question de l’accueil de réfugiés fait son retour sur le sol européen avec la guerre en Ukraine. Pourquoi l’hospitalité est-elle considérée, chez certains, comme une valeur inconditionnelle dans une République ?

En invitant à une extension du domaine du don, Philippe Chanial, héritier de Marcel Mauss, pose les fondements d’un don d’hospitalité dans son nouveau livre, Nos généreuses réciprocités. Tisser le monde commun (Actes Sud). Dans lequel une réflexion théorique sur les exigences morales intrinsèques aux relations interhumaines percute l’histoire en marche.

Nos généreuses réciprocités. Tisser le monde commun, de Philippe Chanial, vient de paraître chez Actes Sud (336 p, 23,50 € en version imprimée, 17,99 € en version dématérialisée). Il est disponible sur le site de l’éditeur, ainsi que chez votre libraire.

Sommes-nous encore capables d’hospitalité ?

Si la question posée en ces termes en 1996 par Jacques Derrida – critiquant alors la loi française qui permettait de poursuivre des citoyens hébergeant des sans-papiers – n’a cessé de surgir durant les années 2000-2010, la guerre en Ukraine la renouvelle. L’émotion suscitée par l’afflux de réfugiés ukrainiens a en effet conduit l’Union européenne à accorder une « protection temporaire » à toute personne fuyant le conflit, comme si les blocages de ces dernières années sur la question du droit d’asile n’étaient plus qu’un mauvais souvenir. Longtemps définie comme une forteresse, l’Europe ferait-elle aujourd’hui preuve de générosité dans sa politique d’accueil ?

Le nouvel essai de Philippe Chanial, Nos généreuses réciprocités. Tisser le monde commun, éclaire de biais, d’un point de vue conceptuel et sensible, ce moment de bascule historique. Sans s’intéresser frontalement à l’enjeu de la guerre, le directeur de La Revue du Mauss (Mouvement anti-utilitariste en sciences sociales) pose les fondements d’une « cosmopolitique de l’hospitalité » dans le cadre d’une réflexion plus large sur la nécessité de « faire droit aux exigences morales intrinsèques à la relation interhumaine ». En faisant « le pari du don », l’auteur esquisse « une alternative au regard désenchanté sur le monde social », qui ne peut se réduire aux seules logiques de l’intérêt et du pouvoir. Défendant « l’appât du lien », Chanial construit « un éloge résolument sociophilique de la délicate essence du social et des relations interhumaines ».

“Le monde commun ne saurait tenir sans cet art de se lier, sans ce travail d’attachement, d’entrelacement par lequel se nouent les liens de la sollicitude, de la confiance réciproque et de la solidarité partagée”
Philippe Chanial

Donner ainsi à voir le côté lumineux de la vie sociale pourrait faire preuve d’un certain irénisme. Il suffit d’observer comment la générosité se retourne souvent en violence et la réciprocité en pouvoir pour douter de cette texture subtile des relations interhumaines. Sans négliger l’ambivalence du don, l’auteur cherche pourtant à en faire un paradigme critique propre à frayer de nouveaux chemins d’émancipation. Si le don est toujours plus que le don, c’est parce qu’il s’agit non pas d’une relation instrumentale, mais d’une « relation constitutive » par laquelle les hommes se confirment les uns aux autres qu’ils ne sont pas des choses, mais bien des sujets. « Le monde commun ne saurait tenir sans cet art de se lier, sans ce travail d’attachement, d’entrelacement par lequel se nouent les liens de la sollicitude, de la confiance réciproque et de la solidarité partagée », écrit-il.

De la question sociale aux enjeux écologiques et migratoires, Chanial documente cette hypothèse d’une générativité au cœur du social que le don bien compris permet d’appréhender. D’ailleurs, gracieux et unilatéral, le don d’hospitalité à la frontière ukrainienne ne renvoie-t-il pas à la conception « inconditionnelle » de l’hospitalité défendue par Derrida, indissociable d’une conception hyperbolique du don (pour qu’il y ait don, il faut que le donataire ne rende pas, ne s’acquitte pas) ? N’est-ce pas grâce à ses généreuses réciprocités que l’Europe existera de manière souveraine ? Ce monde commun tissé, tel que Chanial en dessine les contours, c’est aussi celui d’une certaine idée de l’Europe, d’une solidarité civique conjurant les effets de la violence qui la menace.