Rendre Linky payant : pourquoi ça coince ?

Avec sa rafraîchissante couleur vert anis, son nom sympathique et toutes les innovations qu’il promettait, le compteur communiquant et prétendument « intelligent » avait tout l’habillage marketing pour plaire. Linky, développé par la société Enedis, est pourtant accusé – à tort ou à raison – de tous les maux : il pousserait à la surconsommation, émettrait des ondes responsables de migraines (voire de départs de feu dans des habitations !) et espionnerait nos petites habitudes à notre insu. 

Et voici qu’on apprend qu’il va finalement être facturé à ses utilisateurs, contrairement à ce qui avait été annoncé ! Aidons-nous des analyses du penseur de la technique Jacques Ellul pour mieux comprendre les raisons de la colère qui monte chez les associations de consommateurs...

Une technologie jusque dans nos foyers

Le penseur de la technique qu’est Jacques Ellul (1912-1994) n’a pas eu l’honneur de connaître personnellement Linky, dont le projet remonte à 2007 et dont le déploiement, lancé officiellement à partir de 2015, est censé se terminer en 2021. Il y aurait pourtant vu un objet particulièrement emblématique de toutes les évolutions qu’il avait pointées dans ses livres, La Technique ou l’Enjeu du siècle (1954) ou Le Système technicien. S’il provoque tant d’opposition, c’est en effet que Linky est plus qu’un simple compteur : il représente l’irruption de la technologie jusque dans l’espace supposé privé – et donc sacré ! – du foyer, où il s’est imposé sans nécessairement avoir été invité. Impossible ou presque d’y échapper : il est d’ailleurs tout à fait illégal de s’opposer à son installation.

Le « Système technicien » dans la société

Mais Linky – dont le nom vient du mot anglais link, qui signifie « lien » – est avant tout un outil connecté. S’il peut sembler anodin en lui-même, il vient participer à tout un réseau de traçage, de contrôle et de surveillance qui est en train de se construire à coup de big data collectées puis éventuellement vendues sur le nébuleux marché mondial des données. Or, si la technique est aussi vieille que l’humanité, rappelle Jacques Ellul, sa version contemporaine se caractérise par un trait nouveau dans l’histoire : elle envahit tous les domaines et fait système, échappant à notre contrôle. Elle qui était censée être à notre service se transforme ainsi, avec la multiplications des objets techniques et leur interconnexion croissante, en un ensemble tentaculaire intrusif et omniprésent qui ne nous laisse plus le choix d’y recourir ou non et qui suit nos faits et gestes de près, de toujours plus près.

Une question d’argent ou de morale ?

Le fait de rendre Linky payant crée une polémique qui s’étend bien au-delà du montant qu’il représentera sur les factures d’abonnement et de consommation d’électricité. Ce n’est sans doute pas qu’une question d’argent ou, plus exactement, la question d’argent n’est pas ici une question économique. Dans L’Homme et l’Argent (qui vient de reparaître en poche aux éditions La Table Ronde), Ellul remarque que « lorsque nous pensons aux problèmes que la présence de l’argent pose dans notre société, nous y pensons en termes économiques, et lorsque nous saisissons les problèmes qu’il pose dans notre vie personnelle, c’est en termes moraux que nous posons les questions ». C’est en effet sur le terrain moral et éthique que les détracteurs de Linky trouvent de quoi alimenter leur colère, car, en plus d’avoir été autoritaire et intrusive, son installation à marche forcée a été fondée sur un mensonge. De quoi alimenter un peu plus la défiance dont souffre notre société !