“Remembering London”
« Pourquoi n’avez-vous pas de passeport britannique ? » En passant le contrôle de la police aux frontières britannique samedi matin avant de prendre l’Eurostar, Victorine de Oliveira ne s’attendait pas à une telle suspicion. Mais surtout, retrouver la ville de Londres la confronta à ses souvenirs… ou plutôt à leur étrange absence.
« Sur le coup, je n’ai même pas compris la question, tant elle me paraissait absurde. Certes, je suis née à Londres. Mais si j’ai passé les premières années de ma vie dans la capitale britannique, cela tient plutôt du hasard. Mes parents, l’un portugais, l’autre française d’origine algérienne (ça va, vous suivez ?), s’y sont rencontrés – heureusement, je n’ai pas eu à expliquer tout cela au policier, autrement, adieu mon train. Pour une certaine jeunesse européenne qui se sentait étouffer, c’est là-bas que le salut pouvait s’espérer dans les années 1980. Oui, la bande-son new wave s’annonçait sombre et désespérée. Mais elle portait un souffle, et c’était déjà ça.
Retour en Angleterre. Je n’ai plus aucune attache familiale là-bas. Cela faisait même trente ans que je n’avais pas remis les pieds dans ma ville natale. Du Londres de ma petite enfance, on ne peut pas dire que j’ai gardé des souvenirs. Tout juste quelques impressions. Et encore. Cernée par les citrouilles tout au long de ce week-end d’Halloween, j’ai eu la vision d’une Jack-’o-lantern creusée par mon père. Mais comment savoir s’il s’agissait d’un véritable souvenir ou d’une image reconstruite à partir d’une photo coincée quelque part dans un tiroir ? Le sourire grimaçant a tout de même dû marquer son empreinte – quant à savoir dans quelle zone de mon cerveau…
Mes amies m’ont guidée dans les rues de Camden où mes parents ont vécu. Mais là-bas, rien n’est revenu. Le quartier étant devenu hyper touristique – merci la série Peaky Blinders –, difficile d’imaginer la faune bigarrée de punks et de paumés qui devait s’y balader trois décennies plus tôt. Leurs fantômes doivent désormais raser les murs de brique, pour éviter flashes et selfies. En cas de lacune de la mémoire, le destin peut toutefois donner un coup de pouce.
Planquée dans une rue résidentielle, à l’abri de l’agitation, se trouve une librairie d’occasion, Walden Books. Sur les étagères “Philosophy”, un livre m’intrigue : il s’agit d’un commentaire de Frederic Bartlett, auteur de Remembering: A Study in Experimental and Social Psychology (1932). Comme tout commentaire qui décortique ligne à ligne son objet, c’est un peu ennuyeux et tatillon, d’autant plus si l’auteur discuté nous est absolument étranger. À croire que ce Bartlett avait sa notoriété, pour bénéficier d’une telle attention au même titre que les réminiscences de Platon. Selon Sir Bartlett (qui en plus de sa notoriété, bénéficiait aussi d’un titre de noblesse), les souvenirs n’ont rien à voir avec les sensations et les observations que nous avons pu faire lors d’un événement passé. Ils sont nécessairement une reconstruction mentale qui mêle impressions personnelles mais aussi données historiques et culturelles. Les trous inévitables de notre mémoire sont comblés à l’aide d’expériences ultérieures. Aussi le Camden de ma petite enfance est-il contaminé par les souvenirs de ma mère, mais aussi par tout ce que j’ai pu en lire, en écouter, en imaginer. J’ai reposé le commentaire de Bartlett pour acheter autre chose – une biographie des Beatles et une vielle édition illustrée de La Chasse au Snark de Lewis Carroll. Après tout, l’une de mes amies a bien eu la chance de retrouver un livre qu’elle avait déjà repéré un an auparavant sans avoir les moyens de se l’offrir. Les souvenirs ont beau prendre la poussière et se mélanger entre eux, ils attendent toujours quelque part. »
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