Que m’enseigne la mort de l’autre ?

François-David Sebbah, propos recueillis par Philippe Nassif publié le 5 min

C’est l’un des matchs les plus débattus de la philosophie du XXe siècle : pour Heidegger, la mort d’autrui n’a rien à m’apprendre, tandis qu’elle est pour Levinas un événement fondateur. Attention, les arguments du duel sont un peu corsés. François-David Sebbah les déplie pour nous

« La mort [d’autrui] se révèle bien comme perte, mais plutôt comme celle qu’éprouvent ceux qui restent. La perte subie ne leur donne pas pour autant accès à la perte d’être comme telle que le mourant a “subie”. Nous n’éprouvons pas au sens fort de ce verbe le trépas des autres : nous ne faisons jamais, tout au plus, qu’“y assister”. »

Martin Heidegger, Être et Temps, 1927

 

« La priorité de l’autre sur le moi, par laquelle l’être-là humain est élu et unique, est précisément sa réponse à la nudité du visage et à sa mortalité. C’est là que se passe le souci de sa mort où le “mourir pour lui” et “de sa mort” a la priorité par rapport à la mort authentique”. »

Emmanuel Levinas, Entre nous. Essais sur le penser-à-l’autre, 1991

 

Dans Être et Temps, Heidegger soutient que la mort d’autrui ne peut rien m’apprendre sur moi-même. Levinas va combattre cette position. En quels termes ?

François-David Sebbah : Heidegger défend en effet la thèse selon laquelle ce n’est que dans l’affrontement solitaire à ma propre mort, non pas comme événement empirique mais comme pur possible, que je suis moi-même de manière authentique. En conséquence, ce n’est que de manière dérivée qu’on peut s’intéresser à la mort d’autrui. Car, au fond, souligne-t-il, on ne peut jamais mourir à la place de l’autre. C’est ce que Levinas va radicalement contester dans son texte « Mourir pour autrui ». Pour le dire massivement, il montre au contraire que c’est essentiellement la mort d’autrui qui est constitutive du Dasein – cet « être-là » qu’est l’humain selon Heidegger. Autrement dit, je ne suis ce que je suis que depuis la mortalité de l’autre.

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