Quand Proust inventa le téléphone portable

« Une nouvelle fois, cet été, Proust a été ma grande lecture de vacances. Et comme j’avais essayé de vous livrer, il y a exactement un an, le sens de l’émerveillement ressenti par la traversée du premier tome de La Recherche, voici, en guise de vadémécum pour cette rentrée un peu morose, ce que j’ai retenu de mon périple à travers le deuxième.

À l’ombre des jeunes filles en fleurs, deuxième tome d’À la recherche du temps perdu, est le récit d’une double déception amoureuse. Dans la première partie, Autour de Mme Swann, le narrateur raconte l’enthousiasme avec lequel il pénètre dans l’intimité de la famille Swann, à Paris, et se lie en particulier avec Gilberte, la fille de Charles et Odette, dont il tombe amoureux avant de l’abandonner du jour au lendemain, sous le coup du soupçon, plus imaginaire que réel, qu’elle pourrait ne plus l’aimer, lui. Une “dépression”, selon ses termes, dont le narrateur peine à rendre compte – même s’il laisse entendre que l’attrait pour l’univers subtil des Swann biaisait à ce point les sentiments qu’il croyait ressentir pour leur fille, que la “protection” qu’il avait obtenue des parents de Gilberte et qui donnait à son bonheur une confortable assurance, était devenue “la raison secrète pour laquelle il ne pouvait durer”.

Dans la deuxième partie, Noms de pays, le narrateur quitte Paris pour passer ses vacances d’été au Grand Hôtel de Balbec, sur la côte normande où il s’éprend d’Albertine, et du groupe de jeunes filles avec lequel elle évolue, avant d’essuyer un véritable “four” au moment tant attendu où il croit pouvoir donner réalité à cet amour, en l’embrassant.

C’est dire que l’ensemble du roman tourne autour de l’écart entre la vie réelle et la vie imaginaire – un écart psychologique, existentiel, métaphysique où viennent se loger toutes les attentes, les projections, les fantasmes, et par conséquent les déceptions du narrateur. Toutes les choses, tous les êtres, tous les événements, tous les souvenirs qui font la trame de notre existence, fait entendre Proust, sont doublés d’une signification imaginaire qui s’interpose – le mot revient sans cesse dans le récit – entre eux et nous. Et, selon les circonstances, cette interposition, qui introduit dans la mécanique de la vie “le sable magique du jeu et du songe”, est ce qui confère au présent son intensité… ou ce qui nous fait passer à côté de la vie, tels des somnambules.

“Car c’est toujours à cela qu’il fallait revenir, écrit Proust, à ces croyances qui la plupart du temps remplissent notre âme à notre insu mais qui ont pourtant plus d’importance pour notre bonheur que tel être que nous voyons, car c’est à travers elles que nous le voyons, ce sont elles qui assignent sa grandeur passagère à l’être regardé.”

Or, ce n’est pas sans surprise que l’on découvre que, dans cet inlassable déchiffrement des médiations, réelles ou imaginaires, qui s’interposent entre nous et le réel, Proust en vient à imaginer l’invention… du téléphone portable. Oui, Marcel Proust est l’anticipateur inquiet du smartphone. On sait que l’auteur de La Recherche a été contemporain de l’invention du téléphone fixe et qu’il fait part à plusieurs reprises de sa pénétration dans les foyers bourgeois au travers de séances de “téléphonages” mondains. Et l’on a relevé également que s’il s’enthousiasmait pour “l’admirable féérie” qui permet d’être en contact immédiat avec les êtres chers qui sont à des milliers de kilomètres de distance, il voyait également dans cette expérience une anticipation de la mort, car il se pourrait que cette voix sans visage qui nous parlait de si loin “clamait des profondeurs d’où l’on ne remonte pas et murmurait à mon oreille des paroles que j’aurais voulu embrasser au passage sur des lèvres en poussière” (Du côté de Guermantes). Mais à ma connaissance, on n’a pas relevé que Proust est peut-être le premier à imaginer la possibilité d’un téléphone qui combinerait le son et l’image.

En effet, dans le passage où il raconte comment le visage d’Albertine ne cesse de se recomposer dans son esprit, au gré des sentiments qu’il éprouve pour elle (jalousie, mélancolie, volupté, etc.), et au gré des sens par lesquels il le perçoit (ouïe, vue, souvenir, etc.), il précise qu’il n’a pas besoin de voir de ses yeux sa “mine décidée” et “la pointe de son nez”, mais qu’il lui suffit, tel un aveugle, d’entendre “les notes produites” par sa voix lorsqu’elle dit “il paraît”, pour entr’apercevoir, derrière elles, les “qualités alertes et un peu provinciales et françaises d’Albertine”. C’est alors qu’il ajoute :

“Sa voix était comme celle que réalisera, dit-on, le photo-téléphone de l’avenir : dans le son se découpait nettement l’image visuelle”

Marcel Proust, À l’ombre des jeunes filles en fleurs, in : À la recherche du temps perdu, tome 2, p. 696

Que retenir de cette géniale anticipation du smartphone par Proust ? Pas besoin d’attendre l’invention d’une prothèse technologique pour voir se découper, à même la simple voix d’un être cher qui résonne à nos côtés, l’image visuelle de son visage, nous dit l’auteur de La Recherche. Ce prodige est au cœur de la fréquentation des êtres qui comptent pour nous ; il a seulement besoin de notre attention et de notre amour pour advenir. En cette rentrée, je vous souhaite de cultiver du mieux que possible ce pouvoir, qui est à la portée de chacun d’entre nous, de faire vivre nos sensations par nos imaginations. »

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