Poutine au pays des merveilles

Ce matin, Michel Eltchaninoff a passé un moment de merveilleux. Il a écouté pendant deux heures l’adresse à la nation de Vladimir Poutine. Attention, il n’a pas dit “un moment merveilleux”… Surtout quand le président russe, après avoir dénoncé nos “valeurs néo-libérales totalitaires” et affirmé que “la pédophilie est la norme de [notre] vie”, a déclaré que la Russie suspendait sa participation aux négociations sur la réduction des armes nucléaires. Mais la logique de ses raisonnements nous plonge dans le monde de Lewis Carroll.

« Face aux élus de la nation, au gouvernement, à des militaires et des ecclésiastiques en uniforme, Vladimir Poutine, très à l’aise, a ré-expliqué l’opération militaire spéciale qu’il mène avec le succès que l’on sait. Elle répond au projet d’“arrêter la guerre” allumée par l’Occident. Les États-Unis et leurs affidés, désireux d’infliger à la Russie une “défaite stratégique”, se sont en effet servis de l’Ukraine comme base d’attaque. Ils y ont envoyé du matériel militaire, y ont construit des laboratoires d’armes biologiques, tout en prévoyant d’y installer des têtes nucléaires prêtes à frapper la Crimée. Après le coup d’État néonazi de 2014 à Kiev, ils ont raconté un “mensonge total et sans limite”, alors que “la Russie cherchait sincèrement une issue pacifique”. Bref, ce sont les Occidentaux qui “ont fait sortir le djinn de sa bouteille”.

Vladimir Poutine a ponctué chaque étape de sa démonstration par la formule : “Ils le reconnaissent aujourd’hui.” Le soutien des États-Unis et de l’Europe, les livraisons d’armes, le souhait affirmé de défaire la Russie, ne sont-ils pas la preuve de l’intention de départ de l’Occident ? Le chef du Kremlin inverse la cause et l’effet. Il fait des conséquences de son invasion de l’Ukraine la source de celle-ci. Alors que la logique classique considère qu’une cause précède par principe son effet, celle qui préside à la pensée du président envisage les choses différemment : les suites de ses propres actions deviennent les raisons qui l’ont fait agir. C’est vertigineux.

On pourrait expliquer cette inversion de plusieurs manières.

• Logique infantile : “C’est toi qui as commencé.”
• Logique culturaliste : “Ces Russes, ils ne pensent pas comme nous.”
• Logique de la prophétie auto-réalisatrice : “Si les Occidentaux veulent la guerre elle finira bien par advenir – même si c’est nous qui la provoquons.”
• Logique psychanalytique : comme le pense Freud dans un article sur les criminels par sentiment de culpabilité, certaines personnes, au lieu de ressentir de la culpabilité parce qu’elles ont fait le mal, commettent un acte délictueux justement pour éprouver de la culpabilité, et identifier la source de leur mal-être.
• Logique totalitaire : Hannah Arendt écrit dans Les Origines du totalitarisme (1951) que “le désir d’échapper à la réalité” conduit à “transformer constamment les conditions chaotiques et accidentelles [de l’existence] en un schéma humain d’une relative cohérence”, même si l’ordre logique en est inversé.

Mais Poutine est peut-être plus proche de la logique que déploie Lewis Carroll dans Alice au pays des merveilles. Pour expliquer pourquoi les merlans frits sont présentés avec leur queue dans la bouche, un interlocuteur d’Alice explique :

“Ils ont voulu absolument aller danser avec les homards. En conséquence, ils ont été jetés à la mer. En conséquence, il a fallu qu’ils tombent très loin. En conséquence, ils se sont mis la queue dans la bouche aussi ferme que possible. En conséquence, ils n’ont pas pu la retirer. C’est tout.”

Alors, pourquoi la Russie affronte-t-elle l’Ukraine ? Les États-Unis veulent transformer la Russie en champ de ruines. En conséquence, ils ont mis des nazis au pouvoir en Ukraine. En conséquence, ceux-ci ont commis un génocide dans le Donbass. En conséquence, leurs frères russes sont allés les défendre. En conséquence, la guerre cause la mort et le désespoir de dizaines de milliers de personnes. C’est tout. »

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