Perdre sa vie à contempler son profil Facebook ?
La mise en scène virtuelle de nos existences empiète de plus en plus sur nos vies « vraiment » vécues. Au point de nous noyer, tel Narcisse, dans nos “selfies” ?
Je voudrais prendre pour point de départ une expérience tirée de la vie quotidienne : récemment, je dînais chez un couple d’amis dont l’un des enfants – une adolescente de 14 ans – avait organisé une petite soirée. Il y avait donc, outre les adultes qui se tenaient dans la cuisine, une quinzaine d’ados qui faisaient la fête dans le salon. Mais leur manière de s’amuser avait quelque chose de singulier : régulièrement, ils disparaissaient tous, laissant en plan musique, sodas et assiettes de cacahuètes. Où allaient-ils ? Au bout d’un moment, j’ai compris : ils se rendaient dans la pièce où se trouvait l’ordinateur principal de la maison pour poster sur Facebook des images de la fête qu’ils étaient en train de vivre et qu’ils photographiaient au fur et à mesure avec leurs téléphones portables. Intrigué, j’ai observé ce manège de plus près et me suis aperçu que la répartition des activités était à peu près paritaire : ce groupe d’adolescents passait autant de temps à vivre cette soirée qu’à en produire des représentations et à les mettre en ligne.
Si le phénomène est nouveau, il est loin de se cantonner à la génération montante et nous aurions tort de nous en estimer indemnes : à des degrés divers, nous consacrons tous désormais une partie substantielle de notre existence réelle à produire des ersatz de celle-ci, à destination des autres. Les occasions et les canaux de diffusion ne manquent pas : qu’il s’agisse de nourrir un profil Facebook, d’actualiser une page personnalisée sur un réseau professionnel type Viadeo ou LinkedIn, de renouveler un blog ou un site personnel, de poster des vidéos sur YouTube, des clichés sur Instagram, des aphorismes sur Twitter, de dénicher un partenaire sexuel sur Tinder ou de mettre en ligne des photos de chez soi sur Airbnb, nous sommes désormais placés, de gré ou de force, au cœur d’un filet d’interactions si exigeant qu’il est très difficile de faire de l’absentéisme prolongé sans mettre en danger sa carrière ou mécontenter ses proches. Au fond, nous sentons bien qu’il y a là un équilibre difficile à trouver, entre les heures passées à vivre et celles employées à fabriquer et à diffuser des images de la vie : si nous visitons la vallée des temples d’Angkor, nous avons envie de ramener quelques photographies, peut-être d’expédier un MMS à nos collègues ou de filmer nos enfants, mais comment faire pour que ces médiations technologiques ne nous barrent pas l’accès à l’expérience d’une immersion directe dans cette vallée ? Ce problème d’équilibre, que chacun résout comme il le peut, s’associe à un paradoxe nettement plus inquiétant : plus grande est la quantité d’heures que les êtres humains emploient à produire des ersatz multimédias d’eux-mêmes, moins ils en ont pour s’intéresser aux ersatz des autres. C’est pourquoi il y a baisse tendancielle du taux moyen de reconnaissance à mesure que la quantité des représentations de soi produites augmente. C’est un peu triste, mais c’est ainsi : nous adressons des photos, des vidéos, des textes et des Tweets qui parlent de nous-mêmes à des gens qui sont trop occupés à en émettre eux-mêmes pour les recevoir. Cet épuisement progressif de la reconnaissance peut-il être contré ? Bien sûr, mais selon une stratégie qui ne fait qu’empirer le mal : il faut, pour continuer à exister, pour avoir une chance de voir quelques images de soi surnager dans le vaste océan des ersatz de vie diffusés, courir en tête de peloton, c’est-à-dire lancer un peu plus de messages que les autres. Tel est le défi de l’heure : si nous ne voulons pas être ensevelis par le narcissisme des autres, il nous faut être un peu plus narcissiques qu’eux.
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