Penseurs fourbus vs. penseurs pêchus

Martin Duru publié le 5 min

Face à la fatigue, les philosophes ont adopté deux attitudes opposées : l’accueillir pour révéler notre humaine condition ou la chasser pour mieux mettre leurs idées en mouvement. Classiques à l’appui, choisissez votre camp.

Faiblesse de la chair 

Augustin (353-430)

« Jésus, fatigué par la marche, se tenait donc assis auprès du puits. » Étrange scène, tirée de l’Évangile selon saint Jean : après un périple qui l’a mené depuis la Judée jusqu’à Sychar en Samarie, Jésus, éreinté, ferait-il preuve de faiblesse ? Pour saint Augustin, cet épisode est révélateur de l’incarnation : Dieu s’est fait homme et, en tant qu’homme, il n’est pas tout-puissant ; « la fatigue du chemin n’est rien d’autre que la faiblesse de la chair » (Homélies sur l’Évangile de Jean). Phénomène d’un corps faillible, la fatigue devient le signe et le symbole de l’humaine condition assumée pour nous par Jésus. Mais selon une dialectique typiquement chrétienne, sa faiblesse, qui est une leçon d’humilité, doit nous in­spirer et se renverser : « Toi, lance le Père de l’Église, sois fort de sa faiblesse à lui. » 

 

Travailler tue 

Simone Weil (1909-1943)

Une « bête de somme résignée » et exténuée : voici ce à quoi le travail réduit selon Simone Weil. De décembre 1934 à août 1935, la jeune agrégée de philosophie est successivement ouvrière sur presses, emballeuse et fraiseuse. Très vite, elle se sent écrasée physiquement et moralement par les cadences de production. La fatigue empêche de penser, transforme les êtres en choses : « travailler – si l’on est épuisé – c’est devenir soumis au temps de la même manière que la matière » (Cahiers). C’est vivre une « mort partielle », sentir sa propre décomposition – la description peut valoir ailleurs qu’en usine… Mystique, Weil conçoit parfois sa fatigue sous l’angle du sacrifice ; le travail est cette « faveur » qui permet de communier avec le Christ, en souffrant comme lui. Avec la chaîne au lieu de la croix.

Expresso : les parcours interactifs
Pourquoi lui, pourquoi elle ?
Comment expliquer nos choix amoureux ? Faut-il se fier au proverbe « qui se ressemble, s'assemble », ou doit-on estimer à l'inverse que « les opposés s'attirent » ? La sociologie de Bourdieu et la philosophie de Jankélévitch nous éclairent.
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