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© Martin Duru pour PM

Enquête

Dans la peau d'un clandestin

Frédéric Nef, propos recueillis par Martin Duru publié le 28 août 2012 19 min

Dépassées la mer et la montagne ! Pour vos prochaines vacances, vivez la vie d’un prisonnier, d’un kidnappé ou entrez illégalement aux États-Unis. On appelle cela le «tourisme réel». Une expérience aux frontières de l’éthique, qu’a vécue notre envoyé spécial au Mexique, Martin Duru.

« Vite, dépêchez-vous ! Il faut courir maintenant, en silence ! » Les ordres sont chuchotés dans la nuit. Je suis dans un no man’s land, au Mexique, fondu dans un groupe d’une quarantaine de personnes, toutes mexicaines, avec de nombreuses familles. Cette nuit, nous allons traverser illégalement la frontière pour nous rendre aux États-Unis. Nous sommes des migrants clandestins. Des passeurs cagoulés nous guident. À leur signal, nous nous mettons à courir sur une route goudronnée, d’abord faiblement éclairée, puis plongée dans l’obscurité. Soudain, le bruit d’un moteur se fait entendre. « Ils arrivent ! Planquez-vous sur le bas-côté ! » intiment les passeurs. C’est la Border Patrol, la police américaine des frontières. Le véhicule s’arrête à quelques mètres, les lumières bleues et rouges du gyrophare fendent le ciel. Entrecoupée par le crachin d’une radio, une conversation en anglais s’engage : « Tu as vu quelque chose ? Allons vérifier. » Un homme en uniforme, visible depuis le talus où nous sommes entassés, descend et balaie les alentours avec sa torche. Le rai finit par s’abattre sur nous. Nous sommes -repérés. « Des clandestins ! » crie le policier. Dans la panique la plus totale, nous regagnons la route dans un sprint effréné. L’autre policier tente de nous attraper au vol, mais comme les autres, j’arrive à passer entre les mailles. Devant, je vois que mes compagnons d’infortune bifurquent et sautent dans un fossé. Je les rejoins, essoufflé et apeuré.

«Cette nuit, nous allons tous traverser illégalement la frontière vers les États-Unis.»

Nous nous trouvons dans un sous-bois qui longe un cours d’eau au débit rapide. Alors que le véhicule de la Border Patrol repart sirènes hurlantes, Simón, le passeur en chef, prend la parole : « Ils vont revenir avec des renforts. Il n’y a plus une minute à perdre ! » Une nouvelle course s’engage. Le terrain est marécageux et jalonné d’obstacles : branches d’arbustes qui griffent le visage, amas de rondins qu’il faut traverser en rampant, gués à franchir d’un bond mal assuré… Tandis que nous reprenons notre souffle dans une clairière, Simón nous avertit : « L’endroit n’est pas sûr. Des polleros mal intentionnés rôdent. » Les polleros, comme il me l’apprend, sont des passeurs qui errent dans la zone frontalière et qui, parfois, rackettent les migrants. « S’ils viennent, ceux qui ont des sacs [c’est mon cas] doivent le mettre sur le ventre et le cacher pour ne pas être fouillés. » À peine la mise en garde effectuée, pétards dans la nuit ! Plusieurs hommes, également cagoulés, déboulent et nous palpent à tour de rôle, allongés face contre terre. L’un d’eux s’approche de moi, cherche à me retourner sur le dos, mais je tiens bon. Puis d’un coup, les polleros déguerpissent. Voilà qu’en contre-haut, la police de frontières rapplique. « Silencio », murmurent les passeurs. Un message en anglais, puis en espagnol, résonne dans un haut-parleur : « Mexicains, nous savons que vous êtes là. Ce que vous faites est illégal et dangereux. Nous pouvons vous ramener dans votre pays, rendez-vous ! » Long moment d’attente, chacun reste coi, le pouls s’accélére. Le véhicule reparti (« Clandestins, nous allons revenir »), nous reprenons l’avancée. Après le passage d’un tunnel exigu, où je me cogne la tête contre la paroi en marchant en crabe à moitié accroupi, une contrée aride nous attend. L’horizon est dégagé, la végétation désertique, avec les cactus qui règnent en maître. De nouveau, les passeurs nous somment de courir sur un chemin pentu et un quart d’heure plus tard, nous faisons une pause sur le bas-côté. Les traits sont tirés par l’effort, les mots échangés rares. Comme de nombreux migrants, je sors une bouteille d’eau de mon sac pour étancher ma soif.

 

Une expérience hyperréelle

Cette bouteille d’eau, je l’ai achetée deux heures auparavant, avant l’arrivée des passeurs, dans une petite échoppe. Une échoppe pour… touristes. Car oui, levons le voile, telle est notre condition. Pas plus que mes congénères mexicains, je ne suis un migrant clandestin ; je joue à l’être pour cette nuit. Je suis bien au Mexique, mais la frontière avec les États-Unis se situe à plus de mille kilomètres au nord. Le cours d’eau que nous avons longé n’est pas le Rio Grande, que les wetbacks traversent à la nage, mais une rivière répondant au nom harmonieux de Tula. Les passeurs, les policiers et les polleros sans scrupule que nous avons rencontrés sont en fait des autochtones, des « acteurs » mobilisés pour l’occasion. Nous sommes en train de vivre une reconstitution, une simulation qui emprunte ses péripéties (la marche nocturne guidée par les passeurs, les chassés-croisés avec la police des frontières) à la réalité. Un « faux absolu », une expérience « hyperréelle » où la « chose vraie » se donne au travers de son « imitation parfaite », pour reprendre des expressions d’Umberto Eco dans La Guerre du faux. Il s’agit d’un authentique simulacre auquel nous nous adonnons avec le sérieux nécessaire – la fatigue, elle, est bien réelle, et tous les participants, enfants compris, ont soutenu le rythme sans broncher.

«La police, vite, dépêchez-vous ! Il faut courir maintenant, en silence ! Silencio!.»

Se mettre dans la peau d’un clandestin : cette attraction a pour nom, doux euphémisme, la « promenade nocturne » (la caminata nocturna). Elle est organisée par le parc de loisirs EcoAlberto, situé à 160 kilomètres au nord de México et créé en 2004 par des locaux appartenant en majorité à l’ethnie des Ñahñu. Ce parc écotouristique est destiné à mettre en valeur le site naturel où il s’inscrit : un petit canyon où la Tula s’écoule paisiblement entre d’épaisses falaises, au milieu des incontournables agaves et cactus. Plusieurs activités sont proposées aux touristes, dont je profite consciencieusement le jour de mon arrivée : randonnées, excursions en kayak, descentes en tyrolienne au-dessus du cours d’eau (frisson minimal garanti) et plongeons dans la piscine, sous le soleil exactement. Et le soir venu, donc, je passe sans transition du farniente à la migration clandestine.

 

Un show bien orchestré

Le sens de la « promenade » est exposé avant le départ, lors d’un long prologue assuré par Simón, le principal passeur-guide. Il nous explique qu’il est un Ñahñu et que comme 80 % des membres de sa communauté, très pauvre, il a émigré aux États-Unis pour y travailler, traversant lui-même illégalement la frontière. Mais « malheureux » en Amérique, il est revenu à sa terre natale et a imaginé avec d’autres le « simulacre » de la caminata. L’attraction a une vocation militante et une visée empathique : le but est de « rendre hommage aux immigrants », en permettant à chacun de savoir ce qu’ils ont enduré pour gagner le « rêve américain » – un mirage, selon Simón. « Ce soir, vous allez comprendre ce que les nôtres ont vécu » : la mise en situation se donne une valeur de témoignage (elle est fondée sur une expérience vécue) et entend déclencher une prise de conscience chez ceux qui s’apprêtent à la vivre. Après la volonté affichée de redonner « une dignité, une visibilité [rappelons que Simón est cagoulé, il est un sans-visage] à une population méprisée », le passeur enchaîne sur un éloge patriotique et enflammé du Mexique (« le rêve est ici »), et dégage la portée existentielle de l’aventure. Socrate made in México, Simón annonce que nous allons aussi apprendre à « [nous] connaître » nous-même lors de la course nocturne, à faire l’épreuve de « [nos propres] limites » face à la peur et au danger.

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