Penser (avec) le corps

Philomag vous propose chaque semaine une sélection d’articles parus dans la presse française et étrangère. Des articles qui nous ont surpris, questionnés, dérangés. L’occasion de découvrir de nouveaux points de vue sur le monde et les événements qui font l’actualité.

Cette semaine, un thème : le corps. Contaminé par le virus, exposé à la violence de la guerre, soumis au diktat que la société fait peser sur lui – si le corps est souvent présenté comme l’autre de l’esprit, il se révèle en réalité comme une inépuisable matière à penser.

Jonny Thomson : le corps et le regard

Notre corps est fondamentalement ambigu, souligne le philosophe britannique spécialiste de Sartre Jonny Thomson dans un article paru sur le site Big Think. « Lorsque nous sommes seuls, notre corps est quelque chose que nous ignorons largement. Il constitue simplement une extension de soi », une simple « extension de l’individualité ». Mais le corps n’est pas seulement la dimension charnelle d’une intériorité. Il est aussi surface, exposé au regard d’autrui. Tout change, avec ce regard : « Quand un autre nous voit […] notre corps apparaît comme un objet. C’est quelque chose qui doit être examiné et jugé en soi. » Par cette médiation, « mon corps m’échappe », « il me devient étranger ». Il peut, en particulier, devenir le support de discriminations – sexistes, raciales, etc. – d’autant plus intériorisées que « le Regard » est devenu omniprésent dans nos sociétés contemporaines.

Clare Chambers : le corps et l’image

Le rapport à notre corps n’est pas seulement structuré par le regard d’autrui, mais par les images idéalisées qui s’y trouvent impliquées, ajoute la professeur de philosophie politique à Cambridge Clare Chambers, qui vient de faire paraître Intact: A Defence of the Unmodified Body (Allen Lane, 2022), sur le site Institute of Art and Ideas. « Nous ressentons tous une pression pour que notre corps ait une certaine apparence : 70% des femmes déclarent ressentir une pression pour avoir un corps parfait, et deux tiers des hommes ont honte de leur apparence. » Nos corps sont soumis à une exigence : celle de la transformation. « Nous recevons tous des messages incroyablement puissants sur la nécessité de changer notre corps. De ce point de vue, le corps est un travail en cours. C’est une chose vague et sauvage qu’il faut maîtriser. C’est une coquille vieillissante qui se détériore et qui doit être rajeunie. C’est une anomalie à corriger, une déficience à dissimuler, si l’on ne peut pas la guérir. » Et Chambers de plaider, en signe de résistance, pour un éloge du « corps non-modifié ». « Le corps non modifié n’est pas un corps qui n’a jamais été changé ou “décoré”. Le corps non modifié est un corps qui est autorisé à être assez bon tel qu’il est », et tel qu’il veut être.

David Haziza : le corps et la violence

« Parce qu’il fallait apparemment que nous ne fussions plus des bêtes, nous sommes tous en passe de nous changer en robots », écrivait récemment l’essayiste David Haziza dans Le Procès de la chair. Essai contre les nouveaux puritains (Grasset, 2022). Il revient, dans un entretien accordé à Marianne, sur la thèse qu’il y développe : notre époque est radicalement hostile au corps. Le corps nous angoisse. « Pour contourner cette peur, on voudrait nettoyer ce qui la cause, l’aseptiser. » D’où provient cette inquiétude ? « La violence est inhérente à la chair […] Que signifie ce mot de violence après tout ? La violence, étymologiquement, est reliée à la vie. En grec ancien, c’était un seul mot, bia (βία), qui a donné notre biologie. En latin, vita, la vie, vis, la force, et violentia sont des mots de même racine. On ne vit pas calmement, on vit passionnément. Sinon, l’on est à moitié mort, tout simplement. Or aujourd’hui, cette dimension est refusée, bannie. » Il ne s’agit en aucun cas de promouvoir la « cruauté », la barbarie, mais seulement de reconnaître la part sauvage, imprévisible, indomptable, inscrite en nous-même par la chair vivante.