Pacôme Thiellement : “Les réseaux sociaux sont un piège absolu pour ceux qui veulent changer le monde”
Dans une série de chroniques d’abord diffusées sur le site d’informations Blast et désormais réunies aux Éditions Massot, l’essayiste et exégète Pacôme Thiellement dresse un bilan effrayant de notre rapport aux réseaux sociaux. En s’intéressant à une galerie de stars du web aux destins plus ou moins tragiques, Infernet (Massot, 2023) nous dessine en utilisateurs et spectateurs cyniques, immatures… et complètement accros. Comment en sommes-nous arrivés là ? Réponse d’un ancien junkie.
Qu’est-ce qui vous a intéressé, voire fasciné dans la galerie de personnages que vous explorez ?
Pacôme Thiellement : J’ai été très actif sur les réseaux sociaux pendant quinze ans. Mais à un moment donné, j’ai vraiment été pris d’horreur et de dégoût, avec l’impression que cette activité allait me mener à une aliénation et à une douleur sans fin. Je n’étais pas capable de m’expliquer rationnellement pourquoi. Je voulais seulement partir, définitivement. J’y ai réfléchi pendant plusieurs mois, puis j’ai programmé ma sortie et ai fixé une date, à laquelle je me suis tenu. Ce n’est pas une affaire personnelle qui a motivé cette démarche, mais quelque chose de beaucoup plus vaste. Tout cela était contemporain de l’époque du confinement, durant laquelle j’ai eu plus de temps que d’ordinaire. Je me suis notamment plongé dans des podcasts et des vidéos du genre true crime. Plusieurs cas étaient liés aux réseaux sociaux. Toutes ces histoires me passionnaient mais j’avais l’impression qu’elles s’arrêtaient là où elles auraient dû commencer. À nul instant, on n’entrait dans leur portée générale. Peut-être est-ce forcer le réel que de chercher à donner une portée à des faits divers ? Mais j’ai passé ma vie à interpréter, que ce soit des œuvres d’art, des séries télévisées, des écrits théologiques, des poèmes, la ville de Paris ou même ma propre vie. C’est une démarche d’exégèse qui a trait au sacré, au fait de se dire que tout est potentiellement signe à interpréter. Un objet peut avoir une multiplicité de significations, entre lesquelles il n’y a pas à choisir. Ces significations peuvent s’harmoniser entre elles, dessiner une image plus grande de la façon dont notre époque est organisée. Ayant déjà tenté des exégèses à partir de classiques du fait divers comme l’affaire du petit Grégory ou Jack l’Éventreur, je me suis dit que j’allais essayer d’interpréter, avec les outils qui sont les miens, les histoires de Marina Joyce, Nikokado Avocado, Elisa Lam ou encore Gabby Petito.
“L’arnaque est en réalité la règle sur internet, à petite ou grande échelle”
Prenons l’exemple d’Elisa Lam – l’un des faits divers les plus saisissants parmi tous ceux que vous explorez. Qui était-elle ?
Elisa Lam est une jeune Canadienne de 20 ans qui fait son premier voyage aux États-Unis en 2013. Elle arrive à Los Angeles où elle loue une chambre au Stay on Main, un hôtel avec des prix concurrentiels pour un temps très court. Dans un premier temps, elle disparaît. La police, à court de pistes, met en ligne une vidéo de surveillance où on la voit faire une série de gestes très étranges dans l’ascenseur de l’hôtel. La vidéo devient immédiatement virale. Cela crée quelque chose de nouveau sur internet : des cyber-détectives qui, dans le monde entier, se mettent à enquêter sur la disparition d’Elisa Lam. Un mois après sa disparition, son corps est finalement retrouvé nu dans la citerne de l’hôtel, au tout dernier étage. L’enquête de police finit par conclure qu’elle est morte suite à un épisode psychotique – elle avait en effet cessé de prendre ses médicaments, qui étaient des anti-hallucinatoires. Suite à une hallucination liée à des troubles bipolaires, elle serait montée sur le toit – ce qui est extrêmement difficile – et aurait fini par se noyer en tentant d’échapper à des ennemis imaginaires. Les vidéos de true crime s’arrêtent là. Mais si l’on gratte un peu, on découvre que le Stay on Main n’est pas exactement ce qu’il prétend être. Disons qu’il l’est sur dix étages… sur les douze que compte le bâtiment. Sur les deux autres étages reste l’ancien hôtel, le Cecil Hotel, sur lequel il a été construit, un lieu qui a une histoire très longue de meurtres et de morts étranges. Deux serial killers y ont même séjourné. Le Stay on Main se situe dans le quartier le plus pauvre de Los Angeles, Skid Row, où se concentre dans un tout petit périmètre une population de déclassés, de junkies, de SDF ou d’individus souffrant de troubles mentaux. Tout cela résulte de la politique de gentrification de la ville qui, plutôt que de régler le problème de la pauvreté à la racine, a préféré le déplacer dans un quartier géographiquement limité. Historiquement, le Cecil Hotel, avec ses petits prix, accueillait une bonne partie de ces marginaux. Dans une démarche de renouvellement de son offre, le Cecil Hotel a décidé de se doubler d’un autre hôtel, avec une entrée et un hall séparés, qui donnent toutefois sur le même immeuble. Un seul ascenseur dessert toutes les chambres. Cela signifie donc qu’Elisa Lam a pu croiser des personnes à haut risque. Pourquoi est-ce que son histoire entre dans une réflexion sur internet ? Parce qu’une fois la vidéo de surveillance mise en ligne, une armada de personnes s’est lancée dans l’investigation, parfois de façon utile. Mais cela a surtout abouti à des affaires de harcèlement, lorsque de faux coupables ont été désignés. Une affaire comme celle-ci devient un prisme pour observer comment fonctionne notre société.
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