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“Pacifiction” (2022), d’Albert Serra. © Les Films du Losange

Cinéma

“Pacifiction”, “Saint Omer” : la langue française en eaux troubles

Ariane Nicolas publié le 02 décembre 2022 6 min

Deux films français tout juste sortis au cinéma – et récompensés par le prestigieux prix Louis-Delluc – questionnent le rapport entre langue française, culture et civilisation : Pacifiction, d’Albert Serra, et Saint Omer, d’Alice Diop. Ironique, au moment où l’exécutif tente d’endiguer le recul de la francophonie dans le monde. Le français serait-il en crise ? L’analyse d’Ariane Nicolas.


À première vue, ces deux films sont aux antipodes l’un de l’autre. Le premier, fantasque et désarticulé, se déroule à Tahiti et a pour personnage principal un élu de la République, homme blanc d’une cinquantaine d’années, le Haut-commissaire De Roller (Benoît Magimel). Le second, plus aride et bâti, se situe essentiellement dans le prétoire d’une préfecture du Pas-de-Calais. Il se concentre sur une femme noire, jeune, étrangère, jugée pour infanticide, Laurence Coly (Guslagie Malanda).

Pourtant, Pacifiction et Saint-Omer dialoguent secrètement. Parce qu’ils s’intéressent aux marges de la France et aux personnes qui les constituent – Tahitiens d’un côté, immigrée africaine de l’autre – ils questionnent tous deux le statut de la langue française aujourd’hui. Le français est-il une langue de la domination ? De la civilisation ? Langue du rêve ou de la perdition ? Un peu tout cela à la fois, sans doute. En tout cas, une langue en crise, ballotée par les nouveaux flux migratoires et les critiques post-coloniales.

 

Une langue au bout du rouleau ?

Dans le crépusculaire Pacifiction, Benoît Magimel incarne un officiel métropolitain confronté à des rumeurs de reprises d’essais nucléaires à Tahiti, projet hypothétique qui agite la communauté locale. Vêtu d’un parfait costume écru de colon avec chemise à fleurs, mais sincèrement attaché aux habitants de l’île et opposé à ces essais après le traumatisme de 1996, De Roller mène l’enquête tout en jouant aux représentants de l’État. Sa parole a une double fonction : convaincre son auditoire de lui livrer des informations confidentielles et assurer la continuité symbolique de la présence française à travers diverses adresses publiques.

La bande annonce du film Pacifiction, d’Albert Serra.

À ces deux mandats, la langue française échoue. De Roller ne parviendra jamais à démêler le vrai du faux. Quant à ses discours de représentant de l’État, ils sonnent creux, comme s’ils étaient énoncés par un pantin éméché. Pour insister sur cette dimension erratique du français, le réalisateur Albert Serra a inventé un dispositif déstabilisant : sur le plateau, il soufflait le texte à son acteur à travers une oreillette, sans travail préparatoire. Hésitations, silences, emphases et mots vides de sens : la langue parlée par De Roller semble au bout du rouleau, comme si elle n’était plus capable de signifier autre chose que sa seule nécessité d’exister. Trace d’un passé intrusif qui refuse de quitter les côtes de l’île, sans avoir rien de tangible à proposer aux insulaires.

 

La perfection « dérangeante » du francophone étranger

À l’autre bout du globe, dans le Pas-de-Calais, une femme s’avance face aux jurés. Laurence Coly, Sénégalaise récemment arrivée en France, doit répondre de l’infanticide qu’elle a commis, alors qu’elle étudiait la philosophie et semblait promise à une brillante carrière. Devant la caméra d’Alice Diop, le personnage a des airs d’actrice de la Comédie-Française venue réciter un texte du XVIIIe siècle. Son français remarquable, qui mobilise à l’oral des expressions et des tournures de phrase réservées à l’écrit, désarçonne l’audience. Le film cherche à faire surgir chez le spectateur une question dont l’énoncé est lui-même dérangeant : comment peut-on parler si bien français et commettre un acte si « barbare » ?

La bande annonce du film Saint Omer, d’Alice Diop.

La situation paraît d’autant plus incompréhensible que l’écrivaine couvrant le procès, Rama (Kayije Kagame), est elle-même d’origine sénégalaise et aurait pu, se dit-elle, connaître le même destin. Spécialiste de Duras, enseignante à Sciences-Po, elle est, comme Laurence Coly, un parfait produit d’acculturation par la langue. Cette relative gémellité des parcours lui fait craindre de devenir à son tour une Médée – Rama est enceinte lors du procès. L’identification avec la meurtrière se confirme lorsqu’une universitaire insinue à la barre que l’accusée s’intéressait à Wittgenstein par fantasmagorie, pour se raconter qu’elle était une Française comme une autre. Allégation raciste qui vise Rama par ricochet, en niant en elle la possibilité d’un amour authentique pour les lettres françaises.

 

Vertiges de la francophonie

Épuisement et vanité d’un côté, sentiment de rejet et d’imposture de l’autre. Les films Pacifiction et Saint-Omer figurent les bouts inquiets d’un spectre linguistique, celui de la francophonie, comme si le français avait perdu sa promesse émancipatrice et ne parvenait plus à dire la complexité du monde dans lequel nous vivons. Assez ironiquement, ces deux œuvres sont sorties au moment où Emmanuel Macron annonçait des mesures pour favoriser le français dans le monde, lors du sommet de l'Organisation internationale de la francophonie. Une opération « reconquête » qui peut paraître anachronique, à l’heure où les anciennes colonies demandent des comptes, symboliques ou matériels, et dont un certain nombre préfèrent désormais se tourner vers la Russie ou la Chine pour construire leur avenir.

“Dans les décombres du colonialisme, nous avons trouvé cet outil merveilleux, la langue française”
Léopold Sédar Senghor

 

Par son histoire même, la francophonie est liée à la colonisation. Ce terme a été façonné dans les années 1880 par Onésime Reclus, frère du géographe anarchiste et anticolonialiste Élisée Reclus. Dans France, Algérie et colonies (1883), cet ancien zouave en Algérie, devenu rédacteur de guides touristiques pour Hachette, définit la francophonie comme l’ensemble de « tous ceux qui sont ou qui semblent destinés à rester ou à devenir participants de notre langue ». L’auteur pense surtout aux Africains, l’un de ses ouvrages s’intitulant Lâchons l’Asie, prenons l’Afrique. Où renaître ? Et comment durer ? (1904). Il appelle à édifier une « Afrique française », unifiée par « la diffusion de la langue nationale », faisant de cette dernière un instrument impérialiste à longue traîne.

 

Un nouveau monde ?

Mais la francophonie est aussi un produit de la décolonisation, lorsqu’elle a resurgi comme mouvement en 1969-70. L’écrivain et homme d’État franco-sénégalais Léopold Sédar Senghor disait que « dans les décombres du colonialisme, nous avons trouvé cet outil merveilleux, la langue française ». Raison pour laquelle, sans doute, ni Pacifiction ni Saint Omer ne condamnent son usage, au contraire. Objet de critiques légitimes sur ses vertus supposément civilisatrices, le français n’en reste pas moins une langue aimable, de par sa structure et sa sonorité même. On se plaît à entendre Laurence Coly prononcer soigneusement la négation à l’oral ou à intervertir sujet/verbe dans ses phrases (« Pourquoi serais-je »…) ; on aime écouter la musicalité roulante de l’accent tahitien ou la poésie fantasque d’un monologue de De Roller adressé à sa compagne transgenre Shannah (Pahoa Mahagafanau).

Dans les deux films, le français se montre incapable d’agir sur le réel ni d’en dévoiler les mystères. Mais cette impuissance n’est pas abordée sous l’angle de la satisfaction vengeresse, elle est plutôt appréciée pour ce que cette impuissance produit esthétiquement : une forme de poésie. On sent chez Albert Serra comme chez Alice Diop, tous d’eux d’origine étrangère (même si Alice Diop est née en France), un amour certain de la langue française, qui passe, sur grand écran, davantage par l’appropriation de sa forme classique chez les populations non métropolitaines que par sa créolisation auprès des métropolitains. Loin d’être une célébration candide du français classique à qui l’on prêterait des vertus imaginaires, cette attention portée à la langue permet de la démystifier sans manichéisme. Ni vestige à anéantir, ni trésor à fétichiser, le français semble accoster une ère nouvelle où l’intérêt qu’il suscite sera d’autant plus fort qu’il se fera lucide.

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