“Opération renaissance” : grossophobie et stéréotypes de genre en prime time
Au cinéma, dans la publicité ou l’espace public, ils sont invisibilisés, voire moqués et stigmatisés. La télévision, elle, les adore, et se fait même une mission de leur rendre une estime de soi supposée anéantie par les kilos en trop. Opération renaissance : c’est le nom de la nouvelle émission présentée par Karine Le Marchand (L’Amour est dans le pré) et Cristina Córdula (Les Reines du shopping) sur M6, dont le premier épisode a été diffusé lundi soir, avec un succès plus que mitigé (7,5 % de part d’audience). Pendant un peu plus de deux ans, les animatrices, entourées d’une équipe de médecins, de psychologues et de nutritionnistes, ont suivi dix candidats à la chirurgie bariatrique (le fameux « anneau gastrique ») et à la chirurgie esthétique. L’objectif : les accompagner dans leur « renaissance », soit une perte de poids spectaculaire visant à les débarrasser de leur obésité morbide. L’émission, destinée à « donner la parole à ceux qui ne l’ont jamais vraiment », selon les mots de Karine Le Marchand, reprend pourtant à de nombreuses reprises des clichés sur les personnes en surpoids, tout en accordant plus de la moitié du temps de parole à son animatrice principale. Certaines mises en scène, davantage destinées au spectacle qu’à une information relative à la santé des patients, sont également problématiques sur le plan éthique. Pour comprendre les ressorts de la « grossophobie » (la « haine des gros »), notamment telle qu’elle irrigue Opération renaissance, nous avons interrogé l’historien Georges Vigarello, auteur des Métamorphoses du gras. Histoire de l’obésité, du Moyen Âge au XXe siècle (Seuil, 2010), et Eva Perez-Bello, co-fondatrice du collectif militant Gras politique.
- Karine Le Marchand l’affirme : avec Opération renaissance, il s’agit avant tout d’éviter les codes trash de la télévision américaine, qui met en scène les candidats à l’amaigrissement pour les humilier. Dès les premières minutes, l’émission n’évite pourtant aucun écueil. Face au miroir, Stacy se trouve « difforme » et regrette de ne « ressembler à rien ». Personne ne la contredira. Tout juste a-t-elle droit à l’apitoiement de Karine Le Marchand, qui se fend de petits noms infantilisants – « pauvre chouchoute », « ma chérie ». Et pourtant, la souffrance de Stacy semble vive. Elle fait partie des 17% d’adultes français à être atteints d’obésité, une maladie qui non seulement suscite des préjugés mais a des conséquences graves sur la santé : diabète, douleurs articulaires, maladies cardiovasculaires… Au cours de l’émission, les récits personnels sont déchirants. Stacy se souvient par exemple de sa mère qui la traite, enfant, de « grosse vache », et de son père qui la punit à coup de ceinture.
- L’histoire des corps gros. Pour Georges Vigarello, l’un des premiers motifs de stigmatisation des corps gros est esthétique. S’ils ont longtemps été représentés dans l’histoire de l’art comme des symboles de noblesse, d’abondance et de santé, ils sont désormais pointés du doigt. « Il y a une perte de forme dans le corps gros. On a aujourd’hui cette idée que des formes floues ne permettent pas de restituer de l’esthétique », remarque l’historien. À plusieurs reprises, l’émission évoque les difficultés à se laver, notamment suite à une perte de poids rapide qui laisse la peau distendue. Deuxième préjugé pointé par Vigarello : « Le corps gros porte toujours sur lui le soupçon d’une chair insuffisamment tonique, lavée et hygiénique. » Enfin, les deux participantes du premier épisode sont filmées à de multiples reprises en train de faire du sport. « Nous vivons dans une monde de l’accélération, de la vitesse et de la mobilité, note Vigarello. Tout ce qui pèse représente donc un poids, un frein, une impossibilité de se mouvoir. “Tu ne te bouges pas”, reproche-t-on souvent aux personnes grosses. »
- Une stigmatisation genrée. Ce qui frappe dans le casting de l’émission, c’est la répartition des participants : sur les dix, neuf sont des femmes. Un taux qui reflète la pression à l’encontre des corps féminins. « Cela remonte à loin, rappelle Georges Vigarello. Pour Saint-Simon, la femme idéale est frêle, vulnérable, fragile, alors que par contraste, l’homme doit être épais. Chez les individus masculins, l’épaisseur renvoie à la force et à l’assurance. Quand il décrit le fils de Louis XIV, Saint-Simon relie sans cesse sa noblesse à sa pesanteur. La grosseur peut donc être compatible avec les critères traditionnels de la masculinité, de la virilité. » Par ailleurs, Opération renaissance véhicule par chariots entiers des stéréotypes de genre. Karine Le Marchand lance ainsi à l’un des médecins, en prenant l’une des candidates par le bras : « On s’est fait belles pour toi ! » Puis de glisser en aparté : « Après tout, c’est un homme. » Cristina Cordula n’a qu’un obsession : habiller les participantes de façon « féminine ». « Tu peux enfin porter des talons ! », félicite-t-elle Stacy à la toute fin de son parcours. Mais attention à Elody, dont le « fantasme » est de porter des cuissardes : « Moi je trouve que quand on est petite, ça tasse. » Elody ne parviendra de toute façon pas à les enfiler puisque « c’est trop bête, tu as perdu deux pointures, mais tu n’as pas perdu ton mollet ! », rigole Cordula.
- Revendiquer la visibilité, pas le spectacle. « Les représentations de genre changent », observe toutefois Georges Vigarello, « (...) le corps féminin se projette davantage dans un modèle athlétique, et pas uniquement mince. Nous vivons un moment de bascule, dans lequel des identités multiples s’affirment. Il devient donc aussi possible de revendiquer sa grosseur comme part de son identité. » C’est l’objet du collectif Gras politique, fondé par Daria Marx et Eva Perez-Bello, qui publie une tribune pour demander le retrait d’Opération renaissance. « Le terme “renaissance’’ est en soi un problème, note Eva Perez-Bello. Il sous-entend que la vie avant l’opération n’avait aucune valeur, que le patient avait tout du mort-vivant, que renaissance ne peut rimer qu’avec amaigrissement, et non pas avec réconciliation ou acceptation de soi. Morale de l’histoire : le corps gros ne peut pas être un aboutissement. » L’émission n’a selon elle rien d’une opération de visibilité : « On présente aux téléspectateurs des corps qui vont maigrir, fustige-t-elle. Nous aimerions que la télévision montre des gros qui le seraient de façon anecdotique. M6 associe au contraire la grosseur à quelque chose de mortifère. » Pour défendre son projet, Karine Le Marchand a fait cet étrange aveu à l’AFP : « Sur les dix candidats, j'en ai cinq en dépression, un qui est devenu alcoolique, une qui a failli mourir au bloc, si ça c’est enjoliver la réalité de la chirurgie bariatrique... » Eva Perez-Bello ironise : « Elle apporte elle-même la preuve que son émission est tombée dans les travers habituels, puisque ces chiffres correspondent aux statistiques liées à la chirurgie bariatrique ! »
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