“L’islamophobie est-elle un racisme ?” Extrait du dialogue entre Norman Ajari et Marylin Maeso

Où commence le racisme ? Notre nouveau livre sort en librairie ce vendredi 12 mai ! Il s’agit d’un dialogue entre deux jeunes philosophes, Marylin Maeso et Norman Ajari, modéré par Martin Legros, sur la question raciale et les enjeux philosophiques qu’elle pose. En voici un nouvel extrait.

Marylin Maeso : De mon point de vue, il ne serait pas juste de considérer que l’antisémitisme est un racisme et que l’islamophobie ne peut pas l’être, si l’on entend par « islamophobie » (terme que je n’emploie pas, personnellement, pour éviter toute confusion) la discrimination envers les musulmans. L’antisémitisme fonctionne en fabriquant une essence du Juif, qui n’accéderait pas au même degré d’humanité que les autres. On connaît bien tout l’imaginaire qui compare les Juifs à des sorcières, les doigts crochus, l’idée qu’ils sacrifient des enfants... Aujourd’hui, le discours de l’extrême droite vis‐à‐vis des musulmans ne procède‐t‐il pas également en essentialisant une série de préjugés ? Le rejet de l’Islam n’est‐il pas mobilisé dans le but plus ou moins tacite de fabriquer la figure du musulman comme ennemi de l’intérieur qui veut coloniser, remplacer le « bon » Français, et qui serait incompatible avec la République ? Lorsque ce ressort‐là est en jeu dans le rejet de l’Islam, je pense que nous sommes face à un racisme, oui. Et d’ailleurs, cette tendance à l’essentialisation se traduit par des amalgames trahissant une ignorance grossière : le musulman est alors souvent confondu avec l’Arabe, alors que tous les Arabes ne sont pas musulmans, et que la majorité des musulmans dans le monde ne sont pas arabes. Dans ce cas, l’enjeu est moins l’Islam ou la religion, que la fabrique d’un étranger, non ? Qu’en pensez‐vous ?

Norman Ajari : Je pense que l’islamophobie est sans aucune contestation possible un racisme. Mais j’ajouterai que c’est un racisme qui a – comme les autres – une histoire spécifique. Il tire ses racines des grandes croisades, de la campagne d’Égypte de Napoléon, puis de la période de la conquête de l’Algérie. Au fil de cette histoire, des représentations particulières se sont cristallisées, et ce ne sont pas les mêmes que celles qui caractérisent les Noirs et les Juifs. L’anthropologue libano‐australien, professeur à l’université de Melbourne, Ghassan Hage a écrit un essai très intéressant sur cette question, intitulé Le Loup et le Musulman (Wildproject, 2021). Il soutient que le musulman en est venu à incarner, dans les sociétés occidentales contemporaines, la figure de l’inimitié sous les traits du « loup ». Ce n’est pas l’ennemi informe et non localisable qu’est le Juif, ni la bête de somme possiblement dangereuse mais souvent docile qu’est le Noir. Le musulman est un ennemi à la lisière du territoire qui doit être éliminé afin de préserver un « chez‐soi ». C’est un prédateur face auquel il faut mobiliser les bonnes armes afin de s’en débarrasser. La métaphore est assez juste. Elle s’applique en tout cas plutôt bien à la politique de « contre‐insurrection » qui a été mise en place au lendemain des attentats du 11-Septembre par l’Amérique et l’Occident. Cette stratégie contre‐insurrectionnelle est un héritage des guerres d’Algérie et d’Indochine. Elle est le fruit de la discussion stratégique issue du moment colonial et postcolonial. Mao affirmait que le soldat ou l’activiste qui libère son peuple de l’occupation coloniale doit être avec son peuple « comme un poisson dans l’eau ». L’activiste de la lutte armée anticoloniale n’est plus un soldat en tenue sur le champ de bataille, mais un agent qui doit tout faire pour éviter d’être repéré par l’adversaire : c’est la base de la tactique de guérilla qui consiste à se fondre dans la masse et à frapper l’ennemi quand il ne s’y attend pas. Et la stratégie de la « contre‐insurrection », mise en place au moment de la guerre d’Indochine, se définit en opposition à cette doctrine : c’est une stratégie qui cherche à repérer les ennemis de l’intérieur, à séparer le bon grain de l’ivraie. Eh bien, à mes yeux, c’est cette stratégie qui a muté du champ militaire au champ social, en France, et qu’on applique au traitement des musulmans...
 

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