À l’est, nul cogito

Alexandre Lacroix publié le 9 min

Plus on va vers l’Orient, plus l’importance de l’individu semble s’amenuiser… Si la question « Qui suis-je ? » est au cœur de la modernité occidentale, les philosophies d’ailleurs insistent davantage sur l’insertion du sujet dans la communauté et le cosmos.

« Je pense, donc je suis » : voilà bien une affirmation typique d’Européen. Quand René Descartes l’écrit pour la première fois, dans le Discours de la méthode (1637), il s’est retranché du monde. Durant un hiver rigoureux, se réchauffant auprès d’un poêle, il cherche en lui-même, au cours d’une longue méditation, la vérité. Or, cette prétention d’un homme seul à départager, par sa simple faculté de raisonner, le vrai du faux, ce projet d’Occidental, est loin d’être universellement partagé. Plus on va à l’est, et plus l’évidence du cogito cartésien se défait. Le sujet qui pense, le moi voient leur importance s’amenuiser progressivement sur le chemin qui mène à Pékin, en passant par Jérusalem…

« Ne te sépare pas de la communauté : voilà un des enseignements les plus importants du Talmud », explique le spécialiste de la pensée hébraïque Maurice-Ruben Hayoun. « Je vais vous raconter une anecdote : en 2000, je me suis retrouvé invité à un colloque au Vatican, et j’ai été stupéfait par la ferveur des fidèles catholiques, qui ovationnaient : “Vive le pape ! Vive le pape !” Mais pourquoi donnent-ils autant d’importance à une simple personne physique ? me suis-je demandé. Je crois que c’est là que j’ai compris le phénomène “Jésus”, et la dimension capitale que prend l’incarnation pour un chrétien. Or, une grande partie de la philosophie occidentale procède d’un fonds chrétien, parce que c’est toujours le sujet qui occupe la position centrale. Impossible de comprendre la démarche de Descartes sans songer au Nouveau Testament ou à saint Augustin… » Le raccourci paraît quelque peu rapide ? « Prenez l’exemple de la prière. Le chrétien prie seul, tandis que la prière juive est communautaire, collective. Vous n’avez le droit qu’à quelques pétitions privées : vous pouvez vous isoler un instant au sein de la synagogue, et adresser à Dieu une prière courte et ardente, qu’on appelle une “oraison jaculatoire”, comme “Seigneur, guéris-moi !”. Solitude d’un côté, communauté de l’autre… »

 

Entre « je » et « tu »

Si cette distinction est juste, elle expliquerait le rôle qu’ont joué les principaux philosophes juifs du XXe siècle, comme le penseur de langue allemande Martin Buber (1878-1965) ou encore Emmanuel Levinas (1905-1995), lorsqu’ils ont procédé à une critique systématique de l’individualisme inhérent à la modernité européenne, pour montrer que le « je » était toujours fonction d’un « tu », qu’il n’y a pas de Moi sans Autre. « Toute vie réelle est rencontre », déclare Buber ; « Le visage de mon prochain est une altérité qui ouvre l’au-delà », enseigne Levinas : loin de se contenter de recommander une attitude sympathique d’ouverture envers autrui, ces philo-sophes ont insisté sur le fait qu’il n’y a pas de sujet possible sans la médiation d’une altérité, et que le rêve cartésien d’une autoaffirmation absolue – « je pense, donc je suis » – relevait de -l’illusion subjectiviste, du délire narcissique (voir sur ce thème le texte de la psychanalyste Éliane Amado Lévy-Valensi page ci-contre) et représentait donc, sur le plan métaphysique, une erreur.
Chez les penseurs de l’islam classique, même désir de dépasser les frontières du Moi, mais en un autre sens : l’enjeu est moins d’insister sur le dialogue, sur les situations d’intersubjectivité qui permettent l’affirmation d’une identité personnelle, que de se rendre semblable à Dieu. Comme le rappelle Christian Jambet, à rebours des idées reçues sur la foi musulmane, le Coran affirme : « Nulle contrainte en religion ! » (Deuxième sourate, verset 256). « Voici l’interprétation philosophique que l’on peut en donner : pour un musulman, la religion est ce qu’il y a de plus intérieur au cœur. Dieu n’agit pas par la contrainte, mais se manifeste dans la spontanéité des croyances et par conséquent du sujet. Autrement dit, c’est dans son intériorité que l’homme est en rapport avec le Dieu, qui l’a mystérieusement créé tel qu’il est, qui lui a donné le destin qu’il a. Toute existence obéit au décret divin – c’est ce fatalisme que Leibniz, ironisant, qualifiait de “fatum mahometum”. Ce décret divin est certainement inconciliable avec la notion occidentale de libre-arbitre, mais il fonde pour chacun l’obligation de se réaliser soi-même selon le plan providentiel. En d’autres termes, en terre d’islam, chacun est conçu comme singulier et unique, doté d’un destin semblable à nul autre. Cependant l’objectif est d’accueillir Dieu dans son âme – c’est cela, l’absence de contrainte, qui définit la spontanéité. »

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