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 Philosophie magazine : les grands philosophes, la préparation au bac philo, la pensée contemporaine
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© Eva Almqvist/iStockphoto

“L’empathie, ça s’apprend.” Vraiment ?

Martin Legros publié le 03 octobre 2023 5 min

« Pour lutter contre le harcèlement scolaire, le ministre de l’Éducation nationale Gabriel Attal a annoncé la mise en place de cours d’empathie. La capacité de s’identifier à l’autre et de partager ses souffrances serait-elle, au même titre que la lecture ou le calcul, une compétence que les enfants pourraient acquérir à l’école ? Et qui leur ferait défaut en l’absence de cet enseignement ? Je suis allé chercher un début de réponse dans mes souvenirs d’enfant harcelé… et chez le fondateur de la phénoménologie Edmund Husserl.

Je m’en souviens comme si c’était hier, tant la violence s’imprime en nous de manière indélébile. Je devais avoir 10 ou 11 ans. Cette année-là, un nouvel élève, Felipe, d’origine espagnole, a débarqué dans notre classe, à l’école communale des Églantiers, à Uccle, une commune du sud de Bruxelles. Était-ce du fait de sa différence – corpulent mais agile, il se faufilait entre les corps comme un danseur qui évite les autres en les frôlant ? Était-ce du fait de ses origines étrangères ? Ou simplement qu’il était nouveau dans un collectif soudé – les classes restaient alors les mêmes pendant tout le cycle scolaire ? Toujours est-il que Felipe s’est très vite transformé en bouc émissaire. Comme j’ai pris sa défense, j’ai été refoulé à mon tour du groupe. Alors même que j’étais jusque-là relativement “populaire” – avec mon cousin, nous étions les meilleurs joueurs de football de l’école et l’on se disputait notre talent. Du jour au lendemain, il ne fut plus question de match de foot. Pendant les cours de récréation, le grand jeu consistait dorénavant à former un cercle autour de Felipe et moi, et, tout en tournoyant autour de nous pour nous donner le vertige, de nous invectiver avec des formules de dégoût sur notre allure, nos vêtements, notre odeur, etc. Cela a duré plusieurs semaines. Jusqu’au jour où j’ai lâché le morceau, lors d’une séance du cours de “morale”, le cours de philo et d’éducation civique délivré dès la primaire en Belgique. Dans le cadre d’un espace de parole partagée, je me suis saisi du bâton de parole qui exige que les autres écoutent, en cercle et en silence, autour de celui qui s’adresse à eux. J’ai raconté dans le détail ce qui nous arrivait à Felipe et moi depuis plusieurs semaines. Ce que cela faisait d’être l’objet de railleries incessantes et d’exercices de haine gratuite et organisée. Et du jour au lendemain, tout s’est arrêté. Le football a repris ses droits, Felipe a pu se faire une place dans la classe, et j’ai réintégré moi-même ma position, comme si de rien n’était.

Que s’était-il passé ? À la faveur d’un dispositif de parole rompant avec la logique d’exclusion qui s’était très mystérieusement emparée de notre groupe, j’avais pu faire partager à mes camarades le vécu de la souffrance qu’ils nous infligeaient. Et cela avait été beaucoup plus efficace que d’en appeler à l’autorité du professeur, à ses leçons et à ses sanctions. Loin d’être l’effet d’un enseignement, l’empathie s’était ainsi remise à circuler entre nous par la magie de la rencontre et de l’écoute. Et une fois rétablie, elle avait immédiatement dissous, tel un acide, l’ostracisme.

Dans ses Méditations cartésiennes, une série de conférences en hommage à Descartes prononcées en 1929 à la Sorbonne, le fondateur de la phénoménologie Edmund Husserl (1859-1938) s’interroge sur ce qui fait de la rencontre avec autrui la rencontre d’un “alter ego”, d’un autre moi-même. Alors même que je n’aurai jamais accès à sa vie intérieure, à ce qu’il ressent et à ce qu’il pense, il m’est donné immédiatement, “en chair et en os”, comme un autre moi-même. Tel est le mystère de la rencontre. Comment se fait-il, demandait déjà Descartes, qu’en voyant passer par la fenêtre de mon balcon une silhouette couverte d’un imperméable et d’un chapeau, je le reconnais immédiatement comme un semblable, et non pas comme un robot mû par des ressorts ? Pour Descartes, l’identification de l’alter ego, apparemment sensible et immédiate, est en réalité le produit d’un jugement. “Je juge que ce sont de vrais hommes et ainsi je comprends par la seule puissance de juger qui réside en mon esprit, ce que je croyais voir de mes yeux.” Husserl n’est pas satisfait par cette explication, trop intellectualisante. Pour lui, l’identification à autrui – l’Einfühlung, terme allemand souvent traduit par “empathie” – n’est pas une opération de l’esprit. C’est un “sentir avec”, une sorte d’accouplement de nos corps et de nos pensées ayant pour résultat que je transfère à l’autre ma vie intérieure en même temps que l’autre me prête l’objectivité de son propre corps – dont le mien, senti et expérimenté uniquement de l’intérieur, sera toujours privé.

“Seule une ressemblance qui lie, du sein de ma sphère primordiale, ce corps là-bas avec mon corps, peut fournir le fondement qui motive la saisie analogisante du premier comme autre chair”

Edmund Husserl, op.cit., trad. Nathalie Depraz

Cette expérience vivante, j’ai exactement eu le sentiment de la faire, enfant, lorsque j’ai pu partager avec mes camarades le vécu affectif aussi bien que moral du harcèlement qu’ils m’infligeaient sans en mesurer toute la portée. De ce point de vue, l’empathie, même si elle peut être encouragée par une myriade de dispositifs éducatifs, ne saurait être produite par un enseignement – et encore moins si cet enseignement prend la forme, comme cela apparaît dans les propos du nouveau ministre de l’Éducation nationale, d’un catéchisme sur les valeurs supposées encadrer la vie scolaire, de la tolérance au respect de soi et des autres. N’étant pas le produit d’un raisonnement, l’empathie ne saurait être le fruit d’un enseignement. C’est une expérience, l’expérience sensible qui est au fondement de toute rencontre véritable avec l’autre. Mais si elle n’est pas une compétence cognitive, et encore moins un catéchisme, l’empathie peut être réactivée ou encouragée. Effectivement, en ce sens-là, elle est très certainement un outil essentiel contre le harcèlement. Et contre toutes les formes d’ostracisme qui se diffusent depuis la société dans l’école. »

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