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Un soldat ukrainien dans une tranchée près de Novolouhanske, dans l’est de l’Ukraine, le 22 février 2022, deux jours avant l’invasion par l’armée russe. © Gleb Garanich/Reuters

Guerre en Ukraine

L’effraction

Martin Legros publié le 02 mars 2022 5 min

Jeudi 24 février, les chars russes ont fait effraction sur le sol ukrainien. Vingt-trois ans après le conflit au Kosovo, la guerre fait de nouveau rage au cœur de l’Europe. Mais cet événement n’a pas seulement bouleversé l’Est du continent : il nous touche aussi à l’Ouest. D’abord, parce que la mobilisation sans précédent de l’Union européenne est en train de changer notre histoire collective. Ensuite, parce que la guerre résonne en nous, à travers les médias, et que nous y pensons chaque jour. C’est cette effraction à la fois politique et intime que Martin Legros décrit dans notre newsletter d’hier soir.

 

Ce texte est extrait de notre newsletter quotidienne. Abonnez-vous (gratuitement) ici !

 

Bonjour,

Mon ami Florin, Roumain d’origine ukrainienne, ayant fui le régime totalitaire de Ceaușescu à l’époque où le rideau de fer commençait à se fissurer et qui, depuis, a refait sa vie en France, était en grand émoi, l’autre soir, quand il m’a appelé, peu après l’entrée des troupes russes en Ukraine. « Martin, je ne dors plus depuis plusieurs nuits. Les événements m’ont complètement chamboulé. Je me dis qu’il faut peut-être que je parte là-bas pour me battre avec les Ukrainiens, mes cousins. Mais j’ai ma vie et mes enfants ici. Est-ce qu’on peut se voir pour en parler ? » La dernière fois que Florin m’avait appelé dans cet état, c’était, je crois, le matin du 11 septembre 2001, lors de l’attaque d’Al-Qaïda sur les tours jumelles de New York. Bien sûr, notre génération a vécu d’autres d’événements historiques sidérants, des guerres en ex-Yougoslavie et en Irak aux attentats contre Charlie Hebdo et le Bataclan. Mais il faut remonter au 11 Septembre, me semble-t-il, pour avoir éprouvé avec une telle intensité le sentiment que l’histoire « avec sa grande hache », comme disait Perec, faisait effraction dans nos vies. Sans doute l’événement va-t-il déboucher à terme sur une reconfiguration du paysage géopolitique à l’échelle du continent européen, et il est certainement trop tôt pour prendre la mesure de toutes ses conséquences – je suis d’ailleurs abasourdi par ces esprits qui se précipitent, face à l’imprévisible, pour nous expliquer qu’ils avaient vu venir la catastrophe depuis longtemps, et qu’on aurait mieux fait de les écouter et d’entendre leur appel à pactiser avec les forces qui se déchaînent sous nos yeux… Mais c’est autre chose que je cherche à saisir, en deçà de l’intelligence des uns et de la bêtise des autres, en deçà des calculs et des pronostics. Une secousse plus profonde et plus sourde, qui s’est produite dans la tête et le cœur de chacun, un tremblement intérieur – et pas seulement politique ou historique. Comme si l’agression de cette nation indépendante que des centaines de milliers de civils et militaires subissent dans leur chair à mesure que la progression des troupes et missiles russes se poursuit, avait également été ressentie dans l’esprit et le corps de tous les Européens. Et éprouvée par chacun d’eux, qu’ils se l’avouent ou pas, qu’ils soient de l’Est ou de l’Ouest, de gauche ou de droite, souverainistes ou droits-de-l’hommistes, réactionnaires ou progressistes, comme une effraction dans leur espace intérieur. Une effraction qui appelle une réaction et explique, plus que tout autre considération, la vigueur de la riposte de la part d’Européens que l’on disait avoir oublié les exigences de la puissance à force de vivre dans l’évidence de la paix.

C’est en tout cas le sentiment que j’ai ressenti lorsque Florin m’a fait part de son trouble. Lui qui a courageusement quitté son propre pays à 16 ans pour venir respirer l’air de la liberté à l’Ouest, le voilà qui se sent aujourd’hui requis par le courage et l’aspiration à la liberté des Ukrainiens. Quant à moi, même si j’ai passé une partie de la nuit à essayer d’apaiser la confusion de son esprit, en l’invitant à faire la part entre son destin et celui des Ukrainiens, j’ai le sentiment que je ne suis pas seulement le témoin de ces destins croisés, mais que je suis également saisi par le souffle de cette histoire. Face à l’invasion d’un pays souverain sur le sol de notre continent, ne sommes-nous pas tous appelés à redevenir, nous autres Européens, les acteurs de notre histoire ? « À l’épreuve des événements, nous faisons connaissance avec ce qui est pour nous inacceptable, et c’est cette expérience interprétée qui devient thèse et philosophie », écrit Maurice Merleau-Ponty dans Les Aventures de la dialectique (1955). Dans le même sens, Hannah Arendt affirmait que les grands événements ont cet étrange pouvoir de faire effraction dans nos vies : ils brisent nos attentes, bousculent nos croyances, mettent à l’épreuve nos convictions et font surgir de nouveaux possibles. Penser et agir, c’est apprendre à se mouvoir dans cette « brèche ». Arendt ajoutait que comprendre ce qui advient, être capable de l’insérer dans un récit qui a un commencement et une fin, revient à se réconcilier avec le réel. Cela ne veut pas dire se résigner ni pardonner, mais « se réconcilier avec un monde dans lequel de tels événements sont simplement possibles ». En somme, comprendre ce qui fait effraction dans nos vies, c’est se comprendre soi-même.

Nous n’en sommes certes pas encore là en ce qui concerne l’invasion de l’Ukraine. Nous ne pouvons pas encore faire, comme le formule Arendt, « de l’amas chaotique du passé, un récit [a story] qui peut être raconté parce qu’il a un commencement et une fin ». Et nous ne le pourrons peut-être jamais, parce que « la compréhension des affaires politiques et historiques, dans la mesure où elles sont essentiellement humaines, n’est pas sans ressembler à la compréhension des individus : qui est essentiellement quelqu’un, nous ne le savons jamais avant sa mort » (« Compréhension et politique », in : Partisan Review, 1953).

Même si le sort de cette histoire tragique est loin d’être réglé, j’ai la conviction que mon ami Florin a raison en un sens de confondre son histoire personnelle avec celle des Ukrainiens et de chercher dans le chaos des événements une part de sa propre identité. N’est-ce pas le cas de tous les Européens aujourd’hui ? Si lointaine soit-elle, la guerre d’Ukraine remue l’idée que nous pouvons nous faire de nous-même. Reste à espérer que nous trouverons le moyen d’être à la hauteur de cette secousse. Et qu’après avoir agi en conséquence, nous pourrons alors nous réconcilier avec ce qui est advenu… en le comprenant. C’est-à-dire en nous comprenant mieux nous-mêmes.

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