“L’Écume de l’espace-temps”, de Jean-Pierre Luminet

Tous les phénomènes de la nature peuvent être décrits à l’aide de seulement quatre forces fondamentales.

• La gravitation pour la pesanteur, la chute des corps et le mouvement des planètes. 
• L’interaction électromagnétique pour l’électricité, la lumière et les réactions chimiques. 
• L’interaction nucléaire forte pour la cohésion des noyaux atomiques. 
• L’interaction nucléaire faible pour la désintégration radioactive des particules subatomiques. 

La première force est théorisée par la relativité générale d’Einstein. Et les trois autres peuvent être formalisées dans le cadre de la physique quantique. 

Or, entre la relativité qui décrit les objets très lourds et la physique quantique qui s’occupe des objets très petits, rien ne colle. Le langage mathématique utilisé n’est pas le même. Voici deux mondes, conçus de façons différentes, qu’il semble impossible de rendre compatibles. Pourtant, des physiciens ont essayé et essaient encore de résoudre ce qui est considéré comme le plus grand mystère de la physique fondamentale. Dans L’Écume de l’espace-temps (Odile Jacob, 352 p., 23,90 €), livre de vulgarisation et d’actualité scientifique qui vient de paraître, Jean-Pierre Luminet parle de ceux qui pensent que les quatre interactions fondamentales sont les « niveaux différents d’une même réalité qu’on pourrait caractériser à un niveau plus profond » et que l’on pourrait décrire par une théorie unitaire. 

L’astrophysicien nous emmène au cœur de ces mondes fous qui font place à une « libre invention » irriguée de poésie, d’art et de philosophie, des mondes faits de matières inconnues et d’énergie sombre, de temps imaginaire et de vide empli de particules virtuelles. Quels sont-ils ?

Un monde de champs

• Le cadre de la théorie quantique des champs est, historiquement, la première voie privilégiée à partir de laquelle se déploiera plus tard la fameuse théorie des cordes. « L’espace n’est pas un réceptacle passif empli de matière et de rayonnement, écrit Luminet, c’est une entité physique et dynamique qui a une “chair”. » 
• L’espace, même vide, est traversé par des champs (appelés bosons) qui véhiculent les quatre types de forces. On pourrait imaginer que la scène du monde est un maillage tridimensionnel de séries de petites cordes. Comme si toutes les particules qui nous entourent n’avaient pas vraiment d’existence en soi, mais étaient les effets de perturbations ou vibrations spécifiques de ces petites cordes. De la même façon, une vague n’existe pas en soi : elle est simplement le résultat d’une perturbation d’un ensemble de molécules d’eau qui ne se déplacent pas avec la vague… 
• L’ennui est que l’approche dite cordiste suppose l’existence non de trois mais de dix dimensions, ce qui est pour le moins difficile à appréhender théoriquement ! Elle prédit aussi un grand nombre de nouvelles particules jamais observées. Au bout de trente années de travail et de « belles idées abstraites » comme l’existence d’un multivers, la théorie des cordes fascine encore, bien qu’elle n’ait pas abouti à « grand-chose de concret ».

Un monde granulaire

• L’espace-temps d’Einstein et le formalisme quantique, cela fait deux mondes. Le premier est déterministe et continu, le deuxième est probabiliste et discontinu. En physique quantique, il y a des grandeurs comme l’énergie ou la charge électrique des particules qui ne peuvent prendre que certaines valeurs précises, et pas d’autres. Comme si un satellite ne pouvait voler qu’à 500 ou 1 000 kilomètres d’altitude, passer d’un coup d’un niveau à l’autre sans jamais prendre une autre valeur que 500 ou 1 000. 
• Il existe aussi des quantités irréductibles de grandeurs, comme si tel type d’objet ne pouvait pas voler en-dessous d’une certaine altitude. Il est comme bloqué par une énergie répulsive mystérieuse. Ces valeurs irréductibles, on appelle cela des « quanta » (d’où le nom de physique quantique). 
• Pour rendre la gravité quantique, donc, certains ont jugé qu’il était possible de penser une géométrie de l’espace-temps discontinue, composée de blocs indivisibles, comme des briques élémentaires d’espace et de temps. C’est le cas de la théorie de la gravitation quantique à boucle. L’espace-temps « ne serait plus lisse et continu, explique Luminet, mais granulaire », fait de briques fluctuantes, sautant d’un état à l’autre, bouillonnant. 

Un monde de libres inventions

• Pour ceux qui sont arrivés jusque-là sans sourciller, Jean-Pierre Luminet explore une demi-douzaine d’autres approches, bien moins connues, qui occupent les recherches récentes en gravitation quantique. Des ensembles causaux à la gravité à sécurité asymptotique en passant par les triangulations dynamiques causales ! Comme le rappelle l’auteur, « nul ne sait si, parmi toutes ces théories, l’une est “suffisamment dingue pour avoir une chance d’être correcte”, comme [le physicien quantique] Niels Bohr aimait le répéter à ses étudiants ». 
• Certains pensent qu’on pourrait concevoir la gravité non comme une force ou une déformation de l’espace-temps mais comme la résultante de myriades d’interactions microscopiques. D’autres théorisent un « espace flou », une sorte d’intermédiaire entre un espace fait de briques et un espace lisse, ni continu ni discontinu…

L’ultime hypothèse

• Deux cadres théoriques marchant à merveille mais totalement incompatibles entre eux ? Les physiciens théoriciens, en général, détestent cela. Pourtant, pour certains, il est aussi probable qu’une « théorie du tout » n’existe simplement pas. « Sur un plan plus philosophique, la conception unitaire de la science relève d’une forme de fondamentalisme théoricien. » 
• Même si l’auteur ne fait que l’évoquer, cette perspective est déroutante pour le philosophe. Il est tout à fait possible que le réel ne soit saisissable en sciences que par fragments, que la réalité soit « morcelée, mouchetée “comme une peau de léopard” » et « appelle une science désunie ». Et la recherche d’une strate ontologique fondamentale d’où toutes les théories dériveraient, relativité comme physique quantique, n’est peut-être au fond qu’une chimère…

L’Écume de l’espace-temps, de Jean-Pierre Luminet (Odile Jacob, 352 p., 23,90 €) vient de paraître. Il est disponible ici.