“L’Anomalie”, d’Hervé Le Tellier

Cérémonie particulière pour la remise du Goncourt 2020 : exit la traditionnelle réunion au restaurant Drouant, le jury a annoncé les résultats par viosoconférence. Le prix a finalement été décerné à Hervé Le Tellier pour son dernier roman, L’Anomalie.

Notre chroniqueur Philippe Garnier l’a lu :

Où réside la singularité d’un individu ? Cette singularité est-elle duplicable ? Comment une telle duplication serait-elle vécue, non seulement par les intéressés eux-mêmes, mais par l’humanité tout entière ? Telles sont, parmi beaucoup d’autres, les questions que soulève le roman L’Anomalie. Dans l’esprit de l’Oulipo – qui accueillit naguère Raymond Queneau, Georges Perec et Italo Calvino –, Hervé Le Tellier construit un vaste puzzle où l’ensemble de la planète est sommé de réagir à une situation impensable. 

« Je ne comprends pas. Le même avion s’est posé deux fois ? », s’étonne un agent de la CIA. En juin 2021, un Boeing 787 d’Air France desservant la ligne Paris-New York traverse un cumulonimbus supercellulaire suivi d’une tornade de grêlons. Sorti de la tourmente, il se voit refuser l’atterrissage à Kennedy Airport. Il est dirigé vers une base militaire où le FBI interroge l’équipage et les passagers. Parmi eux : Blake, père de famille respectable et cependant tueur à gages ; Slimboy, star nigériane de la musique afro-pop, obligé de masquer son homosexualité ; Joanna, ambitieuse avocate afro-américaine ; ou encore Victor Miesel, écrivain français confidentiel, auteur d’un roman intitulé L’Anomalie. Qui sont-ils ? Trois mois plus tôt en effet, le même vol Air France 006, endommagé de la même façon, piloté par le même commandant et avec, à son bord, les mêmes passagers, s’est posé à l’aéroport JFK. Les experts sont formels : tout concorde au moindre détail près, jusqu’aux impacts des grêlons sur les vitres et aux passeports des voyageurs. Bientôt, chacun de ces personnages arrivés en juin 2021 sera confronté à son double arrivé en mars de la même année.

« Je ressens l’amour et la douleur de la même façon. Mes actes ont la même conséquence, que mon monde soit virtuel ou réel. » Parmi les théories avancées par les scientifiques pour expliquer cet événement dupliqué, figure l’hypothèse avancée par Nick Bostrom dans un article de 2002 selon laquelle le « réel » où nous vivons n’est qu’une gigantesque simulation. L’humanité ne serait ni l’œuvre d’un créateur ni celle du hasard, mais issue d’un programme conçu par un ordinateur surpuissant. Cette hypothèse débouche sur l’abîme de la vacuité du sens. Elle laisse aussi planer la menace d’un éternel retour du moindre phénomène. Et cependant – un certain Philomède, philosophe français, le souligne vers la fin du roman –, si nous sommes tous des êtres virtuels, qu’est-ce que cela change concrètement dans notre perception du monde, dans nos vies et nos consciences ? Rien, à moins de croire à une genèse transcendante. En dernier ressort, la certitude d’être soi repose peut-être sur cette fragile question : « Qui aime-t-on vraiment ?» Sur deux personnes dédoublées, laquelle aura droit à la présence de l’être aimé et à la garde de l’enfant ? Quant au lecteur, s’attachera-t-il de la même façon au personnage apparu mars et à son double apparu en juin ?

En une suite fiévreuse de brefs chapitres, Le Tellier orchestre une expérience globalisée. L’hypothèse de l’« anomalie » prend corps dans un grand nombre de situations concrètes. Un puzzle aussi délirant que réaliste se met en place. Mathématicien et astrophysicien de formation, mais aussi membre de l’Oulipo, l’auteur allie un savoir encyclopédique à un sens minutieux de la fiction. Que se passe-t-il dans le cockpit d’un avion de ligne pris dans une tourmente ? Comment se déroule une séance secrète de débriefing au Pentagone ? Comment un tueur à gages fait-il pour se rendre invisible ? Quelles sont les réactions des autorités scientifiques et religieuses face à la possibilité d’un dédoublement du réel ? Comment se comportent les humains lorsqu’ils confrontés à l’hypothèse de leur non-existence ? Pièce après pièce, dans la lignée de La Vie mode d’emploi de Georges Perec, le roman devient lui-même une prodigieuse simulation à l’échelle planétaire. Paradoxalement, seule la fiction parvient à donner corps à un réel réduit à sa pure virtualité.

L’Anomalie, d’Hervé Le Tellier, est publié par les éditions Gallimard.