L’amitié en toutes lettres
Aujourd’hui, dans son billet, Martin Legros se demande si la quête philosophique de la vérité ne se sépare pas d’une aspiration morale à répondre de nos actes. Une préoccupation qu’il illustre en racontant l'amitié tragique unissant Maurice Merleau-Ponty, Simone de Beauvoir et Élisabeth Lacoin, dite “Zaza”.
« Alors que Maurice Merleau-Ponty est pour moi une boussole à laquelle je ne cesse de revenir, je gardais dans un coin de ma tête le souvenir de la fin tragique du trio qu’il forma, avant guerre, avec Simone de Beauvoir et Élisabeth Lacoin, dite “Zaza”… où mon “héros” semblait avoir été défaillant. J’ai découvert ce week-end, grâce à la lecture de leurs magnifiques Lettres d’amitié (1920-1959) parues il y a peu chez Gallimard, qu’il n’en fut rien. Et j’ai éprouvé un soulagement. Comme si j’attendais de ce maître à penser qu’il soit aussi irréprochable moralement. Est-ce raisonnable ?
Maurice, Simone et Zaza… On connaissait l’histoire de ce trio amical et amoureux par le récit qu’en avait livré Beauvoir dans ses Mémoires d’une jeune fille rangée, parus en 1958, trente ans après les faits. La philosophe racontait l’histoire de sa propre émancipation d’une famille bourgeoise et catholique à travers la relation passionnée qui l’avait attachée d’abord à Élisabeth Lacoin, rencontrée à l’âge de 10 ans à Paris, et qui l’avait éblouie par son énergie et sa vivacité, en dépit de sa foi maintenue et de son dévouement pour sa famille. Beauvoir racontait également comment sa seconde grande amitié, avec Maurice Merleau-Ponty, était venue se greffer sur la première pour former un trio où elle était devenue la confidente des deux autres, tombés amoureux. Et elle expliquait comment “Merleau” avait renoncé à braver les résistances que la famille très catholique de Zaza, autant que sa propre mère, avaient opposées à cette union. Jusqu’à ce que Zaza, déchirée par l’interdit familial comme par les hésitations du prétendant tombe malade et meure à 22 ans d’une encéphalite virale. Les Mémoires se concluaient par le récit de ce calvaire sentimental mêlant esprit de sacrifice de Zaza, lâcheté de Merleau-Ponty et culpabilité de Beauvoir : “Ensemble nous avions lutté contre le destin fangeux qui nous guettait, et j’ai pensé longtemps que j’avais payé ma liberté de sa mort.”
Or, à la lecture du volume des Lettres d’amitié, où sont rassemblées 126 lettres échangées de Simone avec Zaza et 136 avec Merleau-Ponty, cette histoire prend une tout autre couleur. On y découvre d’abord deux amitiés “intégrales”. “Ce qui est merveilleux, dans notre amitié, écrit ainsi Beauvoir à Merleau-Ponty, c’est bien cela : qu’elle soit toujours neuve, recréée à chaque rencontre dans la même surprise heureuse où elle est née… Que nous nous opposions en bien des points, je le sais ; mais jamais je n’ai eu en nos plus grandes divergences le sentiment d’une séparation.”
On découvre ensuite que les amoureux ne partageaient pas l’intimité que Beauvoir leur prêtait. “Je n’étais pas prêt alors à aimer quelqu’un, se défend rétrospectivement Merleau-Ponty… Pour deviner qu’Élisabeth était en danger et pour la protéger si c’était possible, il aurait fallu entre elle et moi une intimité qui n’existait pas, il m’aurait fallu une maturité que je n’avais pas.”
Enfin, on apprend que Merleau-Ponty a fait l’objet de la part de la famille de Zaza d’un effroyable chantage : suite à une enquête commandée à un détective privé sur ce prétendant pour une fille très dotée, la famille avait découvert que le philosophe était un enfant illégitime et l’avait menacé, s’il poursuivait sa cour, de voir révéler au public qu’il n’était pas le fils de son père – ce qui, dans les milieux catholiques de l’époque, aurait ruiné la réputation de sa mère et de sa sœur, en passe elle aussi de se marier… (lire le récit circonstancié qu’en fait la biographe Kate Kirkpatrick dans Devenir Beauvoir).
Aussi, est-ce la gorge serrée qu’on lit la dernière lettre “confuse et désordonnée” que Merleau-Ponty écrit à Beauvoir, au lendemain de la publication de ses Mémoires accusateurs, alors qu’ils ne se sont plus vus depuis plus de quinze ans.
Réaffirmant son amitié, tout en donnant sa version des faits, Merleau-Ponty écrit : “Je voudrais vous revoir de temps à autre, puisque je pense souvent à vous, et que vous êtes, oui, même quand vous m’engueulez, une des très rares personnes que je ne discute jamais en moi-même.” On ne sait pas si ces inséparables amis ont eu le temps de revenir sur ce différend et ce secret, alors que Merleau-Ponty mourra brutalement peu après, en 1961. Mais ces lettres attestent que la quête philosophique de la vérité ne se sépare pas d’une aspiration morale à répondre de tous nos actes. »
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