La vérité de la foi

L’Histoire

Ayant entrepris, dans Guerre et Paix (1869), d’écrire avec les outils du romancier une histoire authen-tique des guerres de 1805-1812 opposant la Russie et Napoléon, Tolstoï part en campagne contre l’explication traditionnelle des événements historiques par la personnalité des « grands hom-mes ». Ramenant les mécanismes du pouvoir à de purs rapports de force mécaniques, il juge inconcevable la mise en action de centaines de milliers de soldats par la volonté de quelques individus privilégiés, monarques ou conquérants, comme, dans le roman, Alexandre I^er ou Napoléon. Ceux-ci ne sont que les jouets de l’Histoire : là où ils croient commander les événements, ils ne font que leur obéir. Tolstoï aboutit donc à une conception strictement déterministe des processus historiques, qui implique l’existence de lois de la connaissance intangibles. Un tel déterminisme heurte cependant le sens commun et le sentiment que nous avons de notre libre arbitre, sans lequel nous ne pouvons vivre : « L’homme ne se conçoit existant que voulant, c’est-à-dire ayant conscience de sa volonté. Or cette volonté qui constitue l’essence de la vie, il ne la conçoit et ne peut la concevoir que libre » (Guerre et Paix, Épilogue, II, VIII). Il y a là une contradiction apparemment insurmontable entre la nécessité (qui règle l’Histoire) et la liberté. Pour tenter de résoudre cette contradiction, Tolstoï affirme que la liberté est la manifestation de la vie, irréductible au savoir rationnel : « La liberté, pour l’homme, n’est que l’expression du résidu inconnu de ce que nous savons des lois de la vie humaine » (ibid., X). Ainsi, la connaissance historique, libérée des préjugés qui voient dans les événements l’effet de la volonté humaine, se heurte malgré tout à un absolu irrationnel qui est la « force vitale ».

La bonté naturelle

Psychologue attentif à la « dialectique de l’âme », Tolstoï romancier évalue spontanément ses personnages selon un critère, à la fois esthétique et moral, d’authenticité. L’opposition implicite entre nature et société apparaît en filigrane dans tous ses récits de jeunesse, et constitue le thème sous-jacent du plus important d’entre eux, Les Cosaques (1863). L’idée que l’homme est naturellement bon, et qu’il est perverti par la société – confortée par la lecture de Rousseau – s’exprime à l’occasion de son activité pédagogique : « Un enfant sain, quand il vient au monde, satisfait pleinement aux exigences d’harmonie absolue en ce qui concerne la vérité, la beauté et le bien, que nous portons en nous […].Dans tous les siècles et chez tous les hommes, l’enfant est apparu comme le modèle de l’innocence, de l’absence de péché, du bien, de la vérité et de la beauté. L’homme naît parfait, voilà une grande parole prononcée par Rousseau, et cette parole, comme une pierre, restera ferme et véridique » (« Qui doit apprendre à écrire à qui, nous aux petits paysans ou les petits paysans à nous ? », 1862). Dans ses romans, Tolstoï fait preuve d’une vive sensibilité au mensonge social, qui apparaît par exemple dans Anna Karénine, avec le personnage de Stepan (Stiva) Oblonski qui trompe sans scrupule son épouse Dolly. Quant à Vronski, l’amant viril et chevaleresque d’Anna, il se révèle au final un dilettante dont l’activité ne répond pas, comme chez sa maîtresse, à un besoin profond et authentique de sa nature. Plus tard, Tolstoï s’élèvera vigoureusement contre le dogme chrétien du péché originel. Celui-ci pose une culpabilité de l’homme et l’associe « naturellement » au mal (qui est au contraire, selon lui, lié à la vie sociale).