La mécanique du vivant

Religion

« Tant la religion put conseiller de crimes ! » (I, 101). Le terme religio renvoie pour Lucrèce aussi bien à la religion civique et ses pratiques, qu’à l’attitude religieuse de crainte infondée ; elle est en ce sens proche de la superstition. Plus ouvertement que les premiers épicuriens, il dénonce dans la religion l’aliénation complète qu’elle impose. La religion incite les hommes à vivre dans la terreur des dieux, affligés, angoissés, gâchant cette unique vie qui est la leur en actions de soumission à des dieux aussi redoutables qu’imaginaires. Non que les dieux n’existent pas, mais ils ne sont pas tels que les cultes civiques nous les présentent, explique Lucrèce. En effet, comme nous pouvons l’apprendre si nous parvenons à écarter le fatras des récits mythiques, les dieux sont des êtres bienheureux et indestructibles, et donc indifférents aux affaires humaines, exempts de toute colère et de toute jalousie envers les hommes. La religion civique découle d’une erreur majeure d’appréciation : celle selon laquelle des êtres bienheureux s’affaireraient et se détourneraient de leur propre condition, galvaudant le sens du divin, et amplifiant l’erreur au point de l’ancrer au plus profond de nous. La religion a ainsi fait errer les hommes, jusqu’à ce qu’Épicure les affranchisse de sa tutelle. Lucrèce s’efforce, à sa suite, de « défaire l’esprit des nœuds serrés de la religion » (IV, 6-7).

Clinamen

Selon Épicure, les atomes chutent éternellement dans un vide infini, en raison de leur poids, et sans jamais rencontrer aucune résistance. Mais leur nombre infini dans cet espace sans orientation absolue les amène à se rencontrer de façon hasardeuse, et ces carambolages sont à l’origine de la formation des mondes multiples. Lucrèce présente, dans un des plus fameux passages du De rerum natura, ce qui constituerait, en somme, le principe de ces rencontres. Il nous invite à imaginer un état du Tout tel que l’ensemble des atomes chute en pluie parallèle dans le vide. Sans intervention extérieure (impossible, puisque rien n’existe en dehors de la totalité constituée d’atomes et de vide), rien d’autre n’adviendrait que cette pluie immuable, à jamais. Comme il est exclu de recourir à la supposition d’une intervention divine, qui n’est qu’une fiction arbitraire en conflit avec la notion même de dieu bienheureux, une seule raison peut être invoquée, celle de la déclinaison des atomes, ou clinamen : « Tandis que, par le vide, les corps tombent tout droit sous l’effet de leur poids, ils font, en un moment tout indéterminé et en des lieux aussi tout indéterminés, un écart dans leur course ; oh ! petit, juste assez pour que leurs mouvements puissent être dits changés » (II, 217-220). Cette hypothèse a fait couler beaucoup d’encre. La difficulté à l’accepter est venue de son caractère en apparence totalement arbitraire et irrationnel. Pourtant, le clinamen figure de la manière la plus saisissante, dans une situation fictive de part en part (un tel état zéro d’une pluie parallèle d’atomes, antérieur à toute déviation, n’a jamais pu exister), le principe d’indétermination à l’œuvre dans la nature, qui rend possibles toutes sortes d’évolutions imprévisibles, et garantit la liberté des mouvements des vivants. S’il y a du clinamen, alors nous ne sommes pas réductibles aux effets produits par les multiples chaînes causales dans lesquelles nous entrons. La vision du monde que nous peint Lucrèce est de part en part, jusque dans ses constituants élémentaires, non déterministe. Elle proclame que la liberté règne dans l’univers.