“La France contre les robots” : Bernanos visionnaire
Dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, Georges Bernanos prophétise le triomphe de la civilisation des machines avec un texte passionnant, à relire aujourd’hui, La France contre les robots. Une réflexion philosophique inquiète publiée quatre ans avant le célèbre récit de science-fiction d’Isaac Asimov, Les Robots, où, déjà, la dimension artificielle de la technique s’affirme comme un danger civilisationnel.
« Un monde gagné pour la Technique est perdu pour la Liberté. » Dans l’un de ses derniers grands textes de combat, La France contre les robots, écrit en 1944 au Brésil, offert au comité de la France libre, et publié en février 1947 (aujourd’hui réédité dans la collection Petite Bibliothèque de Payot), Georges Bernanos (1888-1948) s’emporte contre la « civilisation des machines » en devenir. Il en pressent le triomphe, comme le signe d’un effondrement, dont les débats actuels sur l’intelligence artificielle, vifs et passionnés, à la mesure de l’inquiétude qui les traverse, pourraient être un signe ultime.
© Payot & Rivages
Les robots qui révulsent Bernanos sont le nom et le visage d’une « déviation », d’une « perversion de l’énergie humaine », d’une expérience démesurée, par laquelle l’homme n’aura plus « de contact avec son âme », comme amputé de toute « intériorité ». Le mot « artificiel » surgit d’ailleurs dans son texte, même s’il ne désigne évidemment pas encore l’intelligence supposée s’en accaparer :
“Je ne parle pas de l’invention des Machines, je parle de leur multiplication prodigieuse, à quoi rien ne semble devoir mettre fin, car la Machinerie ne crée pas seulement les machines, elle a aussi les moyens de créer artificiellement de nouveaux besoins qui assureront la vente de nouvelles machines”
Georges Bernanos, La France contre les robots, 1947
Par ses excès mêmes, le texte de Bernanos trouve aujourd’hui un écho particulier, dans la mesure où l’intelligence artificielle pousse très loin ce règne de la machine, sans encore bien savoir où, d’ailleurs. Et ce n’est probablement pas un hasard que l’auteur de Sous le soleil de Satan (1926) inspire une curiosité renouvelée dans les discussions d’aujourd’hui, à l’image de la biographie que lui a consacré récemment François Angelier, La Colère et la Grâce (Seuil). A l’image aussi du dernier film du cinéaste Jean-Marie Straub, adaptant en 2020 précisément La France contre les robots (un homme marche au crépuscule au bord d’un lac et lit le premier chapitre du livre). Et si Bernanos, en révolte contre l’automatisation des rapports humains et la technicisation de la vie qui abolissent la liberté, n’avait pas déjà tout annoncé ?
L’éloge du passé contre le passéisme
Dans son pamphlet, Bernanos attaque donc directement l’industrialisation de la société moderne, des années avant Günther Anders ou Jacques Ellul. Ancien pilote de chasse pendant la Première Guerre mondiale, Bernanos a été au premier rang du spectacle de la guerre mécanisée. L’aviateur bombardier, qui tue sans états d’âme, sans trouble de la conscience, apparaît alors à ses yeux comme le « type si parfaitement représentatif de l’ordre et de la civilisation des Machines ». Cet homme capable de détruire des vies sans se salir les mains « n’a rien vu, rien entendu, il n’a touché à rien – c’est la Machine qui a tout fait ». L’homme s’est ainsi robotisé, délesté de toute vie intérieure, de toute liberté ; il est devenu « l’homme des machines ». Pour autant, Bernanos n’aspire pas à retrouver l’homme des cavernes. Il prend soin tout au long de son texte de conjurer les critiques le renvoyant à son refus du progrès et à un conservatisme qui serait obtus.
“On trouverait préférable de me classer tout de suite parmi les maniaques qui protestaient jadis, au nom du pittoresque, contre la disparition du fameux ruisseau boueux de la rue du Bac. Or, je ne suis nullement ‘passéiste’, je déteste toutes les espèces de bigoteries superstitieuses qui trahissent l’Esprit pour la Lettre. Il est vrai que j’aime profondément le passé, mais parce qu’il me permet de mieux comprendre le présent – de mieux le comprendre, c’est-à-dire de mieux l’aimer, de l’aimer plus utilement, de l’aimer en dépit de ses contradictions et de ses bêtises qui, vues à travers l’Histoire, ont presque toujours une signification émouvante, qui désarment la colère ou le mépris, nous animent d’une compassion fraternelle. Bref, j’aime le passé précisément pour ne pas être un ‘passéiste’. Je défie qu’on trouve dans mes livres aucune de ces écœurantes mièvreries sentimentales dont sont prodigues les dévots du ‘Bon Vieux Temps’”
Georges Bernanos, ibid.
Chez Bernanos, la question de la machine dépasse donc la querelle des Anciens et des Modernes ; elle touche à l’invention de la technostructure, du pouvoir démesuré laissé la technique, au risque de la déshumanisation de tout, du règne de l’algocratie.
Les cerveaux liquéfiés
Car selon lui, la perversion domine l’idée même de la Machine conçue par l’homme. « La seule Machine qui n’intéresse pas la Machine, c’est la Machine à dégoûter l’homme des Machines, c’est-à-dire d’une vie tout entière orientée par la notion de rendement, d’efficience et finalement de profit. » Profit, rendement, vitesse : tous les motifs essentiels du capitalisme néo-libéral tel qu’il se déploiera dès la fin des années 1970 sont identifiés par Bernanos à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Il est frappé par l’accélération du rythme de vie, dont Hartmut Rosa ne cesse aujourd’hui d’analyser les effets.
“La société où ils étaient entrés le jour de leur naissance a passé presque sans transition de la vitesse d’une paisible diligence à celle d’un rapide, et lorsqu’ils ont regardé par la portière, il était trop tard : on ne saute pas d’un train lancé à 120 km/h sur une ligne droite”
Georges Bernanos, ibid.
Mais plus encore, l’auteur déplore que le monde moderne sacrifie les individus à des expériences démesurées. Les « imbéciles » qu’il identifie à tous les citoyens aveuglés par les promesses des machines qui « bourrent le crâne » et « liquéfient les cerveaux » ne se rendent pas compte du « caractère réellement démoniaque de cette énorme entreprise d’abêtissement universel, où l’on voit collaborer les intérêts les plus divers, des plus abjects aux plus élevés ». La hargne de Bernanos contre les robots lui fait écrire des pages magnifiques :
“Je ne prétends pas que la Machine à bourrer les crânes est capable de débourrer les âmes, ou de vider un homme de son âme, comme une cuisinière vide un lapin. Je crois seulement qu’un homme peut très bien garder une âme et ne pas la sentir, n’en être nullement incommodé ; cela se voit, hélas ! tous les jours. L’homme n’a de contact avec son âme que par la vie intérieure, et dans la civilisation des Machines la vie intérieure prend peu à peu un caractère anormal”
Georges Bernanos, ibid.
L’auteur parle donc d’une lutte sournoise contre la vie intérieure, sans obéir à un plan idéologique précis autre que celui d’effacer la liberté de penser. La civilisation des Machines « encourage volontiers tout ce qui agit, tout ce qui bouge, mais elle juge, non sans raison, que ce que nous donnons à la vie intérieure est perdu pour la communauté ». C’est ce grand défi d’une amputation de notre autonomie de penser que Bernanos identifie et prophétise avec une lucidité sidérante. Il déplore, sans pouvoir imaginer encore l’intelligence artificielle, le nombre élevé « des obéissants, des dociles, des hommes, qui […] ne cherchaient pas à comprendre ».
Et Bernanos d’affirmer : « Obéissance et irresponsabilité, voilà les deux Mots Magiques qui ouvriront demain le Paradis de la civilisation des Machines. » Près de quatre-vingts ans plus tard, les robots menaçants de Bernanos ont pris le visage d’algorithmes défiant nos intelligences humaines. La démesure de Bernanos au crépuscule de sa vie ne faisait que s’ajuster à démesure de la technique robotique naissante ; le relire aujourd’hui n’en est que plus vertigineux.
La France contre les robots, de Georges Bernanos, vient d’être réédité aux Éditions Payot & Rivages. 250 p., 8,50€, disponible ici.
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