La “cup” est pleine

Ça faisait longtemps que ça ne lui était pas arrivé. Victorine de Oliveira s’attendait à être confrontée à de la violence lundi, jour de défilé du 1^er mai dont les syndicats voulaient également faire un moment de mobilisation contre la réforme des retraites…

« …Mais même place de la Nation, où l’arrivée du cortège a été accueillie par un nuage de gaz lacrymogène, je ne me suis pas sentie aussi heurtée, humiliée même, que dans la brasserie où j’ai eu le malheur de m’arrêter quelques heures plus tôt.

“Bonjour, ça vous ennuie si j’utilise vos toilettes ?” Honnêtement, je demande plus par courtoisie qu’autre chose, ne m’attendant pas à un refus. Cela fait déjà un petit quart d’heure que je me dis qu’il va falloir s’arrêter, sinon tout Paris pourra bientôt voir sur mes fesses que mon endomètre se fait la malle, comme tous les mois, en se fichant bien de ce que j’ai décidé de faire de ma journée – en l’occurrence, passer plusieurs heures en extérieur. “Ah, non madame, c’est réservé aux clients !” Des amis m’attendent, je n’ai donc pas vraiment le temps de m’attabler, même pour un espresso, j’insiste donc : “S’il vous plaît monsieur, j’ai mes règles, je m’en passerais volontiers, mais là je ne peux plus attendre.”

Je n’ai pas pris la peine de baisser la voix pour faire cet “aveu”, n’imaginant pas que les clients de la brasserie Au Rond-Point boulevard de Ménilmontant puissent s’en offusquer. Le serveur auquel je m’adressais, en revanche, a dû se sentir investi d’une mission de salubrité publique. Allez savoir, les mânes du préfet Haussmann enterré au cimetière du Père-Lachaise à quelques mètres de là lui donnaient peut-être des ailes. “Ah mais nos toilettes sont suffisamment dégueulasses comme ça !” Peut-être s’imaginait-il que j’allais me lancer dans une performance artistique à la Jackson Pollock, afin de retapisser ses waters de sang menstruel, mon tampon-pinceau à la main ? Je me suis permis d’ironiser, ajoutant que s’il lui fallait des preuves je pouvais aussi bien m’exécuter en salle devant tout le monde. Que n’ai-je pas dit ! J’ai ainsi appris que “tampon”, “règles” et “sang” sont du “langage de voyou”… que je pouvais tout de même éponger moyennant un euro.

Je passe rapidement sur la suite : j’ai fini par obtenir de me glisser dans la très modeste file d’attente, après avoir brandi ma carte de presse, considérée tout de même comme “une menace”. Ce bout de plastique à en-tête de la République française, je l’ai montré parce qu’en face, les mots humiliants s’accompagnaient désormais de bras qui cherchaient à me repousser. Tout ça pour changer de tampon, donc.

C’est un parti que j’ai pris, même au travail, de ne pas user de périphrases ou d’euphémismes pour dire que j’ai mes règles. Des siècles d’humiliations et de propos dégradants nous reléguant au rang de bêtes irrationnelles traversées d’un flux impur parce qu’incontrôlable, nous collent encore la honte au fond de la culotte ? RAF, pourrais-je dire, si j’avais des envies de pudeur.

Pour être honnête, j’appréhendais de participer à une manifestation avec cette contrainte. Dans Un corps à soi (Seuil, 2021), Camille Froidevaux-Metterie fait toutefois des règles un motif de fierté, s’appuyant en cela sur la philosophe américaine Iris Marion Young : “En ce que qu’elles indiquent de façon très têtue le temps qui passe, les règles favorisent aussi une expérience de la discontinuité qui nous incite à regarder en arrière et en avant pour mieux nous saisir du présent. […] Les règles déterminent un rapport au temps des femmes placé non pas sous le signe de la cyclicité, mais tout au contraire sous celui de la linéarité et de la finitude.” Une autre façon de défiler un 1^er mai ! »

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