Kanye West, nouveau Bouddha ?
Ne l’appelez plus Kanye West, mais simplement Ye. Le rappeur américain, qui vient de sortir un nouvel album, Donda (2021), a entrepris des démarches officielles pour changer de nom. Dès 2018, il expliquait : « Je crois que “vous” est le mot le plus couramment utilisé dans la Bible, et dans la Bible, Ye signifie “vous”. Donc je suis vous. Je suis nous. À la place d’être Kanye, qui n’est qu’une seule personne, je suis “Ye”, qui est une réflexion de qui nous sommes. Dans le bon comme dans le mauvais. » Et d’ajouter, sur Twitter : « Qui est Kanye West, qu’est-il, sans ego ? Juste Ye. » Le message avait fait sourire, étant donné le profil à la fois mégalomane et de toute évidence assez fragile du rappeur… La formule, pourtant – « je suis vous » – a quelque chose de frappant. Elle n’est pas, à vrai dire, de Kanye West : on en trouve la trace dans les grands textes des sagesses hindouistes et bouddhistes.
- « Tat twam asi » (तत् त्वम् असि, en sanskrit) : « Tout cela, tout l’univers, c’est toi ». Considérée comme un mahâvâkya, l’une des « déclarations fondamentales » des Upaniṣad – à savoir, les textes philosophiques fondateurs de l’hindouisme –, la formule est récurrente dans les védas, les « textes révélés » apparus en Inde au XVe siècle av. J.-C. On la retrouve encore dans la bouche de Gautama Bouddha, « le » Bouddha : « Je suis toi et tu es moi ». Cette confusion des êtres est encore mise en scène dans Le Rêve du papillon, du sage taoïste Tchouang Tseu, aussi orthographié Zhuangzi : « Zhuangzi rêva une fois qu’il était un papillon, un papillon qui voletait et voltigeait alentour, heureux de lui-même et faisant ce qui lui plaisait. Il ne savait pas qu’il était Zhuangzi. Soudain, il se réveilla […] Mais il ne savait pas s’il était Zhuangzi qui avait rêvé qu’il était un papillon, ou un papillon qui rêvait qu’il était Zhuangzi. » Le poète coréen Han Yong-un en donnera encore, au XXe siècle, une formulation qui est exactement celle de Kanye West : « Que vous me donniez la vie, / Que vous me donniez la mort, / Ne faites que selon votre volonté. / Moi, parce que je suis vous. »
- Cette identification de soi et de l’autre est, par-delà ses innombrables variations d’un contexte à l’autre, une constante des pensées asiatiques. C’est ce que souligne Arthur Schopenhauer tout au long du Monde comme volonté et comme représentation (1819) : la véritable sagesse, c’est d’échapper à « l’illusion » du principium individuationis, du « principe d’individuation ». Tous les êtres sont une unique substance, une seule volonté qui se manifeste sous une forme éclatée. Mais cette unité est cachée, dissimulée par l’apparence – l’illusion du soi et du monde, c’est à dire le mirage de la Māyā, dans les religions indiennes, que Schopenhauer reprend à la pensée hindoue (le « voile de Maya »). « Ce qui est un et semblable dans son essence et dans son concept nous apparaît comme différent. […] Enfoncé dans l’erreur du principe d’individuation, et par suite considérer sa personne comme absolument différente de toutes les autres et comme séparée d’elles par un abîme » : l’homme se replie dans son égoïsme, dans un rapport conflictuel et douloureux à ses semblables.
- Atteindre la sagesse consiste à déchirer ce voile qui oblitère la réalité du monde. « Celui qui a reconnu cette identité de tous les êtres ne distingue plus entre lui-même et les autres ; il jouit de leurs joies comme de ses propres joies ; il souffre de leurs douleurs comme de ses propres douleurs : tout au contraire de l’égoïste qui, faisant entre lui-même et les autres la plus grande différence, et tenant son individu pour seul réel, nie pratiquement la réalité des autres », écrit-il encore. Kanye West ne désapprouverait sans doute pas. Mais pour Schopenhauer, comme pour la plus grande partie de la tradition indienne, cette vérité ne tombe pas du Ciel : elle implique un incessant travail de détachement, de purification, voire de mortification. On ne se débarrasse pas de soi comme ça ! Or il n’est pas certain que « Ye » ait suivit ce programme d’ascèse. Et il est encore moins certain que son identification à ce « Ye » collectif soit le signe d’un véritable abandon de soi... On pourrait même, à la limite, y voir l’inverse : une forme paradoxale d’individuation, où l’artiste mondialement connu profiterait de son statut privilégié pour accaparer seul la possibilité de s’identifier aux autres.
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Nous reproduisons des extraits du Monde comme volonté et comme représentation d’Arthur Schopenhauer traduits par Auguste Burdeau.
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