Jurassic Marc

« Marc Andreessen appartient au club fermé des pionniers de l’Internet : à son actif, il y a l’invention de Mosaic, puis Netscape – le premier navigateur grand public. Aujourd’hui co-propriétaire d’un fonds d’investissement (sa fortune personnelle est estimée à 1,8 milliard de dollars), il fait partie des techno-barons qui règnent sur la Silicon Valley, voient dans l’IA une pierre philosophale, rêvent de conquérir les étoiles et guignent l’immortalité numérique. Il a écrit un “manifeste techno-optimiste” pas piqué des hannetons mais truffé de références philo. Je l’ai lu : j’ai eu envie d’envahir Mars.

Dans son manifeste (ici en anglais dans le texte), Marc Andreessen convoque pêle-mêle la figure de l’égoïste d’Adam Smith, le dernier homme de Friedrich Nietzsche, l’état universel et homogène d’Alexandre Kojève et l’utopie de Thomas More. Il leur ajoute le philosophe anglais Nick Land, apôtre du Dark Enlightenment et promoteur d’un “accélérationnisme efficace” : dans cette version alt-right de l’accélérationnisme – il y en a une d’extrême gauche –, le salut de l’humanité, réchauffement climatique compris, repose sur un techno-capital (le terme est de Nick Land) libéré de toute contrainte éthique ou politique. Et c’est précisément ce que défend Andreessen, pour lequel les mots “risque existentiel”, “responsabilité sociale”, “éthique technologique” ou “décroissance” sont de dangereuses obscénités. Morceaux choisis.

— “On nous ment”
— “On nous dit que la technologie prend nos emplois, réduit nos salaires, accroît les inégalités, menace notre santé, ruine l’environnement, dégrade notre société, corrompt nos enfants, porte atteinte à notre humanité, menace notre avenir et est toujours sur le point de tout gâcher”
— “On nous enjoint de désespérer du futur”

“Mais la vérité est que…”
— “Les techno-optimistes savent que les sociétés, comme les requins, croissent ou meurent”
— “Aucun problème matériel, d’origine naturelle ou technologique n’est technologiquement insoluble”
—“Une société technologiquement stagnante dispose d’une énergie limitée au prix de la ruine de l’environnement ; une société technologiquement avancée dispose d’une énergie propre illimitée pour tous”

Et…
— “Nous croyons que l’intelligence artificielle est notre alchimie, notre pierre philosophale – nous faisons littéralement réfléchir le sable. Elle est une solution universelle aux problèmes”
— “Nous croyons en la nature, mais nous croyons aussi qu’il faut vaincre la nature. Nous ne sommes pas des primitifs craignant la foudre. Nous sommes le prédateur suprême ; la foudre travaille pour nous”
— “Nous croyons que la beauté n’existe que dans la lutte. Il n’y a pas de chef-d’œuvre qui n’ait un caractère agressif. La technologie doit être un assaut violent contre les forces de l’inconnu, pour les forcer à s’incliner devant l’homme” (ici, le manifeste reprend un volet du manifeste du futuriste Marinetti en remplaçant la poésie par la tech)
— “Nous croyons que nos descendants vivront dans les étoiles”

Dans Post-History, un essai datant de 1983, le philosophe tchèque Vilém Flusser annonçait – ce n’était pas mal vu – que la valeur économique des choses se déplacerait du hardware au software et que la classe dominante de la société post-industrielle à venir serait dirigée par un nouveau type d’hommes : “Ceux qui savent élaborer des programmes.” Ceux, dit-il en substance, pour qui le reste de l’humanité ne sera plus tant composé d’utilisateurs de leurs machines programmées que de fonctionnaires, asservis aux appareils dont ils croient se servir.

Marc Andreessen est un programmeur, avec une vision du monde dans laquelle, selon la fameuse expression, code is law. Son manifeste est infantile et brutal, mais comme le remarquait un commentateur, il y a de la vibe. En d’autres termes, the message is the massage : du haut de ses milliards, Marc Andreessen s’adresse à un public pour lequel l’assemblage de xeets (les tweets version Elon Musk) qui compose ledit manifeste a une dimension prophétique, d’autant plus séduisante qu’il promet un lendemain non seulement qui chante mais dont la fraîcheur sera contrôlée par l’IA. Dans un an, ce public sera appelé à décider dans les urnes qui sera le nouveau président des États-Unis. Et en attendant, ce qui s’accélère, comme le notait déjà Flusser, c’est l’irresponsabilité. Ah, c’est donc cela l’accélérationnisme ! »

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