Joëlle Zask : “Gouverner n’est pas gérer”
S’intéressant à des sujets concrets, tant esthétiques et architecturaux qu’écologiques et politiques, la philosophe, figure de proue du courant pragmatiste en France, a développé une méthode d’élucidation des problèmes toute personnelle, fondée sur l’expérience.
Pragmatiste. Joëlle Zask n’aime pas les étiquettes, mais celle-ci lui va bien. C’est qu’elle considère la philosophie comme une pratique de terrain, visant à établir les modalités de la vie commune. Qu’il s’agisse des artistes contemporains, de l’architecture de nos villes ou des bêtes sauvages, elle fait de chacun de ces sujets une passionnante enquête et un enjeu politique. Car, en héritière de John Dewey (1859-1952), elle ne dissocie jamais la pensée de l’action. Selon le fondateur du pragmatisme, qu’elle a traduit, « la matière de la pensée n’est pas des pensées mais des actions, des faits, des événements et les relations des choses. En d’autres termes, pour penser effectivement, on doit avoir eu ou avoir maintenant des expériences qui fourniront les moyens de faire face à la difficulté présente ». Ainsi, en participant aux actions de Nuit debout, Joëlle Zask a conçu sa réflexion sur les places publiques. De même, après l’incendie de la forêt varoise du cap Bénat dont elle est familière, constatant le sentiment de désolation des riverains, elle s’est intéressée aux mégafeux en Sibérie, en Australie ou en Californie, et à ce qu’ils disent de notre rapport contrarié à la nature : dévastée par nos activités ou sanctuarisée, jamais elle ne nous a paru si étrangère. Enfin, Zoocities, qui montre la porosité des notions de sauvagerie et de civilisation, lui est venu après qu’elle a découvert un essaim d’abeilles dans son jardin, en plein Marseille. Des abeilles, et pourquoi pas des renards, des aigles ou des sangliers ? s’est-elle demandé, alors que ces animaux se montraient dans nos villes désertées par le confinement. Enseignant à l’université Aix-Marseille, elle a forgé sa manière d’élucidation des problèmes philosophiques – une méthode informée, intuitive et subversive. Plutôt que d’appliquer sans nuance les concepts de la philosophie au réel, elle revient à l’expérience, refusant toute forme de système ou d’idéologie, mais adhérant sans faille au principe de la liberté. S’approcher au plus près du réel, voici son but. Mettant en garde contre le dualisme, qui fige ce qui est dynamique et discrimine ce qui est lié, elle fustige l’organisation capitaliste des dispositifs de domination de la nature, qui néglige le milieu nécessaire à la vie humaine. Mais, forte d’un optimisme revendiqué comme une disposition philosophique, elle rappelle, dans Écologie et Démocratie qui vient de paraître, que « l’humain comme gardien du monde concret n’est pas une utopie abstraite ». Pour en parler, j’ai retrouvé Joëlle Zask, de passage à Paris, dans un café de cette place de la République qu’elle connaît si bien.
Joëlle Zask en 5 dates
1960 Naissance à Paris
1983 Professeure au lycée
1998 Soutenance de sa thèse L’Opinion publique et son double (deux volumes, L’Harmattan, 2000)
2003 Maîtresse de conférences à l’Université
2020 Prix Pétrarque de l’essai pour Quand la forêt brûle. Penser la nouvelle catastrophe écologique
Que représente pour vous cette place de la République ?
Joëlle Zask : Elle témoigne d’un Paris conservateur, tourné vers une image du passé plutôt que vers le futur. Sa valeur symbolique d’ancienne place d’armes a supplanté ses usages liés au voisinage et à la sociabilité. Cela dit, je lui dois de m’avoir donné l’idée de faire un livre sur le sujet, au moment de Nuit debout. On était alors nombreux à avoir le sentiment d’être rejetés par cet espace immense, exposés aux intempéries comme aux agressions, et alors sans assise. Je suis donc partie d’un étonnement : les mouvements des places se sont déroulés dans des lieux inadaptés, qui exsudaient le pouvoir qu’ils exécraient. La place de la République, comme celle de Maïdan ou de Tahrir sont toutes haussmanniennes, ennemies et non complices des libertés privées comme publiques.
Une place publique n’est donc pas spontanément démocratique.
Non, au contraire. Pour la plupart d’entre elles, les grandes places historiques, évidées, centrées autour d’un symbole édifiant, minérales, sont à l’image d’un projet de domination sociopolitique. Elles célèbrent ce que Platon appelait la « théâtrocratie » ou la mise en scène du pouvoir. Les places imposantes et autoritaires sont l’antithèse des places du marché, où la vie se fait dans le bouillonnement des échanges et du commerce. Avant d’être transformée par les travaux d’Hippodamos de Milet [498-408 av. J.-C.], l’agora d’Athènes était de ce type. La démocratie a disparu en même temps que l’agora a été réduite à une structure en damier.
À quelle condition un citoyen peut-il s’approprier une place ?
Il y a en réalité une contradiction entre l’appropriation et les libertés d’usage. Une place démocratique favorise la pluralisation des usages, et ces derniers sont moins institués qu’instituants. Jamais figés, ils ne relèvent ni du parfait libre arbitre, ni d’un complet déterminisme. Un équilibre doit être trouvé entre un espace excessivement contraignant et un autre qui, parce qu’il est vacant – on peut penser à la place Tian’anmen à Pékin –, n’offre aucune prise pour se situer, aucun tremplin pour agir. S’y protéger d’une agression, s’y retrouver est impossible. Rendez-vous, mais où ? Bizarrement, la question des relations entre la typo-morphologie des places publiques, et plus largement de la ville, et les objectifs politiques est rarement posée. Le philosophe marxiste Henri Lefebvre [1901-1991] parlait d’une « logique sans habitant » pour évoquer cette absence de considération pour les interactions entre les espaces et les usagers. Notre conception de la citoyenneté en est tronquée. Seulement vouée à des activités discursives, elle est largement découplée de la création, de la protection et de l’entretien de nos espaces communs. Tandis que les formes de vie prédémocratiques se sont précisément constituées à travers des actes concrets, concernant, par exemple, la répartition des terres cultivables ou la gestion des communs, notre vision de la démocratie est en marge de l’expérience concrète. Où sont désormais, notamment dans nos villes, ces terrains d’expérience publique susceptibles de revitaliser notre attachement aux libertés ?
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