Jacques Canetti, “le Socrate de la musique”
Dans Brassens l’appelait Socrate, biographie intime et sensible, Françoise Canetti retrace la vie de son père Jacques Canetti, figure tutélaire de la chanson française de la seconde moitié du XXe siècle. Un découvreur et directeur artistique hors pair dont le talent, profondément socratique, consista à le déceler chez les autres, et à le faire exister.
Avoir « Socrate » pour surnom lorsque l’on s’appelle Jacques ne peut en rien être anodin. Il faut le mériter ! Jacques Canetti (1909-1997) aurait pu être ramené à Diderot – Jacques le Fataliste –, mais Georges Brassens, dont il fut très proche, le rapprochait plutôt du fondateur grec de la philosophie : le passeur, l’accoucheur, celui qui donne confiance aux autres, les révèle à eux-mêmes et les métamorphose. Un « découvreur de talents », disait-on de lui. Cette vertu ô combien philosophique que Jacques Canetti déploya durant toute son existence consacrée à la carrière des chanteurs (les découvrir, les encourager, les lancer, les développer) était-elle un trait de famille, partagé avec ses deux frères – l’écrivain et prix Nobel de littérature Elias Canetti, et le biologiste et professeur en médecine Georges Canetti ?
Dans la biographie qu’elle lui consacre, sa fille Françoise Canetti laisse ouvert le mystère de cette origine socratique pour insister sur ses effets pratiques : une longue histoire pleine d’énergie et de curiosité qui recoupe l’histoire de la chanson française des années 1950 aux années 1990. Comme un écho indirect à Masse et Puissance, l’œuvre maîtresse de son frère Elias, Jacques Canetti chercha sans cesse, dans sa relation admirative aux artistes, à faire « communauté ». La communauté avouée du spectacle, dont il fut un chef secret, attentif et efficace, regroupant des générations d’artistes aussi illustres que Piaf, Trenet, Brassens, Brel, Mouloudji, Salvador, Aznavour, Sylvestre, Gainsbourg, Gréco, Montand, Reggiani et bien d’autres encore.
L’art du questionnement
Comme le remarque aussi le directeur musical des antennes de Radio France Didier Varrod dans la préface du livre, Françoise Canetti obéit à une vraie « exigence morale » : le souci, en retour, de la transmission, dont son père fut un maître dans son genre. Accompagnée de Véronique Mortaigne dans l’écriture, l’autrice détaille la méthode de son père : « Diriger la carrière de ses artistes en leur posant des questions, sans crainte de l’anticonformisme, en toute liberté », « déceler le génie en gestation ». Une vraie compétence socratique en effet, que raconte l’épopée des Trois Baudets, petit théâtre de 247 places qu’il ouvre à Montmartre en 1947, et dont Charles Aznavour disait qu’il était « à la chanson ce que la Comédie-Française est au théâtre ».
Le livre revient aussi sur ses activités de directeur artistique au sein de maisons de disques (Polydor, Philips) et du premier label indépendant en France (les disques Jacques Canetti)… C’est lui qui fit venir pour la première fois en France Duke Ellington et Louis Armstrong ; c’est aussi lui qui créa le « Crochet radiophonique » et le « Music-hall des jeunes », où les auditeurs découvrent plusieurs artistes à leurs débuts, tels Charles Trenet et Édith Piaf. Il fut ce qu’on appelle aujourd’hui un producteur « 360 degrés », concept englobant toute la palette des métiers de la musique.
Y a d’la joie !
Au fil de ses souvenirs personnels et des témoignages de tous ceux qui profitèrent de son attention, Françoise Canetti salue chez son père une autre vertu philosophique : la « joie de vivre », dont Clément Rosset disait qu’elle était la force majeure. Jacques croquait la vie, en ayant « confiance en ceux auxquels il croyait, confiance dans le changement, la nouveauté, le futur ». Ce que défend au fond Françoise Canetti chez son père, c’est une vraie « philosophie de vie », sinon du son (« Oser. Imaginer. Entreprendre. Anticiper. Transmettre. Tracer. Avoir confiance dans l’avenir. Se battre contre le défaitisme »). Un philosophe en creux, silencieux en dépit de son champ d’action, occulté par son frère, Elias, qui occupa dans la famille la place de « génie ».
Elias qui demanda à sa nièce alors qu’elle n’avait que 12 ans : « Est-ce que tu sais de quoi est fait ton territoire intérieur ? » Bien sûr, Elias ! Elias que feu Jean-Luc Godard citait dans son dernier film Le Livre d’image (2018) : « Nous ne sommes jamais suffisamment assez tristes pour que le monde soit meilleur. » À lire le récit sensible et incarné de Françoise Canetti, on devine que le combat de son frère Jacques fut de rendre le monde meilleur en étant joyeux, dans la démesure du possible.
Brassens l’appelait Socrate. Jacques Canetti, révélateur de talents, de Françoise Canetti avec Véronique Mortaigne vient de paraître aux éditions de L’Archipel (312 p., 21 €). Il est disponible chez votre libraire ainsi que sur le site de l’éditeur.
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