Gaza : la guerre et leurs règles

« Un WC pour environ cinq-cents personnes : c’est le ratio actuel à Gaza, dans les camps de fortune mis en place par l’UNWRA, l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine. Dans un article publié mardi, le journal britannique The Guardian s’intéresse à la façon dont les Palestiniennes gèrent leurs règles sous les bombardements, alors que tampons, serviettes hygiéniques et anti-douleur se font rares, voire inexistants. Les témoignages recueillis le confirment : être une femme en temps de guerre représente un enfer supplémentaire rarement documenté.

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C’est à peu près lorsque j’ai eu mes premières règles, à 13 ans, que j’ai commencé à me rendre compte de l’ampleur du silence. Autant les publications pour enfants ou adolescents du type “L’Antiquité romaine” ou “La Grèce d’Alexandre” fourmillaient d’informations sur l’équipement des maisons, la façon dont on cuisinait, le système des égouts d’une rue romaine, sans parler de tous les types d’armes employées pour faire la guerre, jusqu’au moindre détail concernant le bon angle pour lancer une sarisse, autant sur “l’hygiène féminine”, comme on dit pudiquement, rien. Alors même que les cours de biologie vous enseignent au collège puis au lycée le fonctionnement du cycle menstruel, le reste de la littérature scientifique vous glisse subrepticement que ce n’est pas un sujet. Cela a peut-être changé – j’espère ! Mais dans les années 1990-2000, être une fille supposait d’invisibiliser sa biologie et de ne jamais en faire une donnée existentielle qui puisse fonder une expérience différente du monde.

Les témoignages recueillis par le Guardian, ou encore dans un article publié par The Independent dans les premières semaines de la guerre en Ukraine, le montrent. Un environnement de guerre est susceptible de provoquer des règles plus douloureuses ou plus abondantes, du fait du stress engendré, alors même que l’accès aux produits d’hygiène et aux médicaments se restreint. L’accès aux toilettes pour se changer devient également un enjeu, avec le risque, lorsqu’elles sont rares et partagées, de devenir le terrain privilégié d’agressions sexuelles. Selon l’association Oxfam, aller aux toilettes peut être l’activité la plus dangereuse pour une femme dans un camp de réfugiés.

Sans surprise, les besoins spécifiques des femmes sont souvent négligés dans l’aide humanitaire envoyée dans les zones de conflit. De quoi renvoyer les femmes, qu’elles soient palestiniennes, ukrainiennes ou de n’importe quelle région du monde où les bombes font rage, à ce corps biologique aliénant que Beauvoir décrit dans les premières pages du Deuxième Sexe (1949). Au sujet de la “femelle humaine”, Beauvoir décrit : “On dirait que son destin se fait d’autant plus lourd qu’elle se rebelle contre lui davantage en s’affirmant comme individu. Si on la compare au mâle, celui-ci apparaît comme infiniment privilégié : sa vie génitale ne contrarie pas son existence personnelle ; elle se déroule d’une manière continue, sans crise et généralement sans accident. En moyenne, les femmes vivent aussi longtemps que lui ; mais elles sont beaucoup plus souvent malades, et il y a de nombreuses périodes où elles n’ont pas la disposition d’elles-mêmes.”

Lorsque les conditions de vie empêchent les femmes de faire de leurs règles “a bloody good period”, pour reprendre le nom d’une association de lutte contre la précarité menstruelle, notamment en zone de guerre, cela ajoute une humiliation et une déshumanisation supplémentaires. D’autant plus si on la passe sous silence. Dans un essai consacré à la reconstruction de soi après le viol qu’elle a subi dans les années 1990, Et nos cœurs malgré tout survivent (Payot, 2024, rééd.), la philosophe américaine Susan Brison s’étonne de l’indifférence des philosophes à l’égard de tout ce qui touche à la vie intime des femmes, notamment au “fait que le viol ne soit pas considéré comme un sujet strictement philosophique, alors que la guerre, par exemple, l’est”. Dans de futurs livres d’histoire, on racontera peut-être comment certaines femmes du XXI^e siècle affrontaient leurs menstruations en serrant les dents, tout en regardant leur monde s’effondrer grâce à des technologies très sophistiquées. »