Frédérique Leichter-Flack : qu’est-ce que j’ai fait pour mériter ça ?

Que veut-on dire lorsqu’on dit qu’on est malchanceux ?

Frédérique Leichter-Flack : Reconnaître une place à la malchance, c’est accepter que l’on ne peut pas tout expliquer, ni tout contrôler. Mais se dire malchanceux, c’est autre chose : une manière paradoxale de rendre raison de ce qui nous arrive en ramenant les choses à une forme de déterminisme. En employant cette expression, nous sommes victimes d’une illusion finaliste : nous nous sentons visés par un étrange acharnement, par une force que l’on ne parvient pas à caractériser. Ce faisant, nous charrions une conception du monde dans laquelle nous sommes au centre de l’Univers et où tout se détermine par rapport à nous. Ce qui se joue alors dans la caractérisation par la malchance, c’est la question de la prise que l’on peut avoir sur les choses : battons-nous en retraite en reconnaissant notre impuissance ou considérons-nous que nous avons un minimum de pouvoir ? D’où la proximité du terme de malchance avec celui, plus ancien, d’infortune : l’infortune, c’est ce que nous mobilisons pour attester de ce que nous ne pouvons rien faire face à un événement malheureux. Reconnaître au contraire qu’une série d’événements relève davantage de l’injustice humaine suppose de voir que cela dépend encore de nous. C’est une question de positionnement : en me disant malchanceux, je décide que je n’y peux rien. Comme l’a souligné la politologue américaine Judith Shklar dans Visages de l’injustice (1990), se demander où s’arrête la malchance et où commence l’injustice, et inversement, c’est décider à quoi nous nous résignons, contre quoi nous renonçons à lutter.